Le monde des Martin

Les textes inédits qui suivent continuent Le Monde des Martin. Ils ont pour titres :

- JOURNAL D’ÉCRITURE DES VIES DE MARTIN

- (PRESQUE) TOUS LES MARTIN DU MONDE

- DE QUELQUES MARTIN VIVANTS

- DES NOUVELLES DE JEAN-PIERRE MARTIN

- LES RECALÉS IN EXTREMIS

- DE NOS ÉCRIVAINS

- MARTIN POÈTE

- D’UNE DIFFICULTÉ GRANDISSANTE POUR LES BIBLIOTHÉCAIRES A ÉTABLIR SOUS LE NOM DE JEAN-PIERRE MARTIN DES BIBLIOGRAPHIES PERTINENTES.

- DERNIÈRES CONSIDÉRATIONS

 

JOURNAL D’ÉCRITURE DU MONDE DES MARTIN (EXTRAITS)

Où l’auteur, nous faisant pénétrer dans sa chambre noire, dévoile un peu de ses hésitations, nous révèle quelques autres Martin auxquels il a renoncé au cours de la fabrique du roman. D’où l’on déduit, étant donné d’une part le nombre des personnages éliminés, d’autre part le vertige suscité en permanence par l’infinitude d’un récit à tiroirs, que ce livre est plus bref qu’il n’y paraît.

2016

1er janvier. Résolution ce matin, à la suite d’un rêve : écrire à partir du nom propre un grand roman patronymique. Dans mon rêve, Martinus m’emmenait sur sa Harley Davidson en direction de l’abbaye de Marmoutier. Il me commandait une nouvelle légende dorée et me dictait le titre : La geste des Martin.

23 février. Je ne lis presque plus que des Martin. Ils sont si nombreux à avoir écrit des journaux, des mémoires, des textes en tous genres ou bien à figurer dans des récits historiques. Le danger : se faire envahir par les archives. J’aime assez quand un Martin, dont la vie passionnante est presque dénuée de traces, est à presque à réinventer de pied en cape. C’est le cas d’Alvaro Martins, grand navigateur portugais, de Pedro martin, évêque du Japon, d’Abraham Martin, pionnier de la Nouvelle France

15 mars. Impression de porter ce livre en moi depuis l’enfance, que je suis prédestiné à l’écrire depuis que je sais que Martin est mon nom pour la vie. N’est-ce pas cela, un livre auquel on est contraint ?

3 avril. Ces jours, ai sondé des amis. Certains, enthousiastes au quart de tour, d’autres silencieux, voire perplexes, d’autres encore me demandant : Tu vas parler de Jacques Martin ? d’Arthur Martin ? Ce sera un roman, leur dis-je, pas une anthologie ni une encyclopédie.

22 mai. Tacite dans les derniers mots de sa Vie d’Agricola, a anticipé le programme de mes Vies de Martin : « Beaucoup de nos ancêtres, comme s'ils eussent été sans gloire et sans honneur, gisent, couverts par l'oubli : Agricola, dont la vie sera transmise et racontée à la postérité, survivra. »

24 août. Piqué une tête dans le Doux, du côté de Boucieu-le-Roi. Eau glacée, mais pas autant qu’en Nouvelle France, où j’accompagne Abraham Martin après une dure traversée de l’Atlantique. Voici, après Martinus, un incontestable de notre lignée : Abraham.

3 septembre. Ce ne serait pas tout à fait le livre sur rien rêvé par Flaubert, sans attache extérieure, sans sujet visible, mais un roman autour du nom propre, ce qui n’est pas tout à fait rien. Avec un côté ‘pataphysique revisité par Vian : « Je m'applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas ». Ce serait aussi un roman historique.

8 septembre. Ai décidé que Jacques Martin aurait sa place, quoique petite. Arthur, non.

30 septembre. Ne pas oublier d’évoquer Adolphe-Alexandre Martin, même brièvement, pour son invention du ferrotype. En fait, tout bien réfléchi, il cadrera parfaitement dans le récit de Pierre Martin l’anarchiste, ouvrier tisserand devenu photographe ambulant

21 octobre. A la déchetterie de Colombier-le-Vieux, rencontré un type auquel je fais part de mon entreprise. « Ah mais j’en connais un Martin, me dit-il, Jean-Claude Martin, c’est un peintre, il habite tout près. » Voilà un de mes problèmes, parmi bien d’autres. Martin peintre est quasiment aussi nombreux que Martin missionnaire, c’est dire. Martin peintre est aquarelliste et impressionniste plus souvent qu’à son tour, fréquemment passionné par les fleurs. Heureusement, j’en ai deux qui se distinguent nettement, des Martin peintres : John Martin et Agnes Martin. Leur vie naturellement romanesque ne se limite pas à des histoires de pinceaux et de couleurs.

11 novembre. Il est grand temps d’aider les Martin à se faire un nom. Mais il faudra choisir.

2017

25 janvier. Tout prêt à œuvrer en faveur d’Antoine-Louis Martin dit Louis Aimé-Martin, j’ai commandé ses Lettres à Sophie. Un livre rare, quasiment introuvable, à un prix cependant raisonnable. Je reçois une mince lettre cartonnée. J’ouvre, intrigué. A l’intérieur, le portrait de Louis Aimé-Martin.

1er mai. Que les journées sont courtes ! C’est le printemps, ce sera bientôt l’hiver et je mets à peine le nez dehors. Tant de Martin à sauver ! Tant d’hommes remarquables ! Mais aussi tant de Martin à solliciter ma plume, tant d’importuns, tant de fâcheux ! Je ne suis pas près de régler la question martinienne.

10 mai. Toujours à la recherche des Martin perdus.

21 mai. Coup de blues. Peur de m’égarer dans des investigations mormones. Scanner sans relâche nos état civils, me perdre dans une religion des archives, mourir à l’ouvrage au milieu des fiches pour sauver la mémoire des Martin, est-ce là la vie dont je rêvais ?

11 juillet. « Effectivement, je tiens à vous présenter toutes nos excuses, il y a bien eu confusion avec un homonyme », m’écrit ce matin Mélodie, du service client du Monde. Elle voulait m’adresser un « Atlas historique de l’Orient » destiné à un autre Jean-Pierre Martin, un frère, lui aussi tenaillé par la curiosité.

2 août. Flagrante au cours de l’été, non encore répertoriée à ce jour, mais avec des symptômes très repérables, me condamnant à fuir les rayons du soleil quitte à me priver de vitamine D, ma névrose obsessionnelle prend une forme extrême et singulière.

18 décembre. Sur l’autoroute, doublant successivement les Transports Martinez et les transports Jacques Martin de Valence, je les salue avec chaleur. Ils n’ont pas eu l’air de comprendre mon enthousiasme.

2018

20 janvier. « Et les femmes ? » me demande Adèle, une de mes amies féministes, qui veille régulièrement sur mon sexisme potentiel et ma bonne conduite en tant qu’homme nouveau, en rupture avec le patriarcat. Je lui explique mes saintes, mes artistes : Marie de l’incarnation, Thérèse, Nelly, Marietta, Agnes, quelques autres… et ce cas un peu spécial, Marie-Madeleine…  « Si je comprends bien, me dit-elle, quand on n’est pas au fourneau, en gros, on est des mystiques ou des allumées ? Tu trouves ça représentatif ? Et je te signale que tu es encore loin de la parité. » Je suis le premier à le reconnaître. Ce n’est pas faute d’avoir cherché parmi toutes les nées Martin qui se sont empressées de fuir dans le mariage leur patronyme.

9 février. Mon amie Dolores est fascinée par son père, un héros des brigades internationales, anarchiste réfugié en France. Je lui ai parlé aujourd’hui d’Antonio Martin qui sera peut-être un de mes personnages. Surnommé de façon malveillante « el cojo de Malaga » (« le boiteux de Malaga ») bien qu’il n’ait eu aucun rapport avec Malaga et encore moins avec un chanteur de tango, auquel ce surnom par dérision le rapporte, Antonio Martin a été appelé, de façon plus laudatrice, le « Durutti de la Cerdagne ».

10 février. Je viens d’écarter Antonio Martin. Je ne fais pas une encyclopédie. Il figurera dans mon site internet, à la rubrique : « (Presque) tous les Martin du monde ».

19 février. Tous morts, mes Martin, c’est un choix. Serais-je en train d’écrire mon testament par procuration ?

18 avril. Les Martin ou les Martins ? Après avoir longuement oscillé, j’opte pour « Les Martin ».

4 juillet. Je suis bien conscient de ne pas écrire pas un roman « normal ». D’ailleurs je ne tiens aucunement à écrire un roman normé. Faut-il se soumettre aux servitudes d’un genre qui par ailleurs invite plastiquement à toutes les libertés ?

14 décembre. Impression d’écrire ce livre dans l’urgence comme si j’allais mourir demain, comme s’il s’agissait d’un aveu ou d’un coming-out. Ou d’un chant du cygne.

2019

16 janvier. Je me fais cette réflexion : dès que le nom Martin apparaît sous la plume d’un écrivain, on pressent une légère dérision. A tort, peut-être. Ainsi, dans le conte d’Alphonse Daudet, le curé de Cucugnan s’appelle l’abbé Martin. Lorsqu’il rend visite Saint Pierre pour vérifier si ses paroissiens défunts, les Cucugnannais, ont rejoint le paradis, Saint Pierre lui dit : « Je n’ai rien à vous refuser, Monsieur Martin ».

21 janvier.  Dans les récits de Marcel Aymé intitulés Derrière chez Martin, on trouve un « romancier Martin ». C’est, nous dit l’auteur dans une nouvelle parue en 1936, « l’histoire d'un romancier réaliste qui prend ses personnages dans une réalité si drue, qu’ils s’animent d’une vie réelle, matérielle, et, retirant à l'auteur son libre arbitre de romancier, imposent à son œuvre les exigences de la réalité vécue... » Quelle perspicacité !

26 janvier. Après avoir fait dialoguer Martin avec Smith dans La Cantatrice chauve, Ionesco récidive dans Scène à quatre, associe cette fois Martin à un Dupond et un Durand. A noter que l’auteur porte lui-même un nom très commun dans son pays d’origine.

28 mars. Ce seront trente-six petits romans, autant de chapitres, enchaînés les uns aux autres par des parentés homonymiques, rimant parfois entre eux, ou liés par une même tranche d’histoire. Trente-six, ça me plaît.

18 avril. Ça va faire quatre ans que je lis au moins dix Martin par semaine. Ma bibliothèque martinienne occupe un pan de mur considérable. Et sur un autre pan, les ouvrages savants qui me servent à documenter chaque époque, chaque région du monde où mes héros évoluent. Je pourrais fonder un centre de recherches martinologiques dévolu aux Martin de tous les pays, basé en Ardèche, une association loi 1901 dont je serais le président, le trésorier et le secrétaire.

31 mai. « Accepteriez-vous d’épouser Robert Martin ? » demande Emma sur un ton ironique, s’adressant à son amie Harriet Smith, dans le roman éponyme de Jane Austen. Comment Harriet pourrait-elle songer s’unir à un homme qui, non content d’être fermier, a pour nom Robert Martin ?

1er juin. Je n’oublie pas le Martinville de Proust, mais où le caser ?

6 juin. Notre plus beau pseudo : Cœur de pirate. Depuis que Béatrice Martin s’appelle ainsi, nous l’envions.

22 juin. Pourquoi ne lèverais-je pas dans mon journal l’interdit que mon roman s’est fixé, ne pas évoquer les vivants ? Il y a constamment une actualité martinienne. Ainsi, dans quelques jours, Jean-Pierre Martin sera en lice pour le titre de plus belle barbe de France. Âgé de 63 ans, habitant un village nommé Quarante dans l’Hérault, il a été sélectionné pour le championnat de France de la barbe, catégorie barbe de moins de vingt centimètres. Sa barbe fait dix-sept centimètres, il l’entretient avec soin, vingt-cinq minutes chaque jour. Il est parmi les doyens de la compétition. Un autre Jean-Pierre Martin, originaire de Néant-sur-Yvel, vient d’être médaillé pour avoir fait pompier pendant trente ans.

14 juillet. Je m’inquiète déjà de la réception de mes Vies de Martin. Vais-je être compris ? Le lecteur va-t-il me suivre ? Anna m’a dit ce matin : « Tu appliques à ton roman ce que Baudelaire fait avec ses petits poèmes en prose. Les tronçons de ta tortueuse fantaisie peuvent exister à part, mais ils forment un serpent que j’aime tout entier. » Bien. Ça me va. Ma plume a couru. Journée très productive. Le soir, regardé à nouveau un film avec Dean Martin.

2 septembre. Non pas trente-six chapitres, mais quarante. Pas mal non plus, ce nombre. Je pense à quarante dans la Bible.

2 décembre. J’en étais à quarante, quand je découvre les « mad Martins », trois frères incontournables : un inventeur excentrique, un fou de Dieu pyromane, un grand peintre apocalyptique. Tant pis, ça fera quarante et un chapitres (« et un » pour le etc.) Au fond, c’est un roman feuilleton, feuilleté en quarante et un récits. Préciser : « Romans » sous le titre ?

16 décembre. Ce n’est plus seulement un problème d’addiction orpheline, me dis-je aujourd’hui, c’est un problème d’identité. Vous êtes en train de la perdre, JPM. Vous avez vu Zelig, de Woody Allen ? Eh bien, c’est un peu vous. Arrêtez, passez à autre chose !

2020

8 janvier. Si près du but, non, je ne peux pas arrêter. Je me donne encore un an.

11 février. Chacun de mes Martin me permet de sortir de la grisaille du quotidien. Tous m’arrachent à la pesanteur de l’actualité. Rien ne me plaît autant que d’être à cheval sur deux ou trois d’entre eux. Ainsi, je peux vivre avec Joseph Martin au milieu d’une tribu cherokee en écoutant la musique de Martinů, tout en me renseignant sur la première colonie pénitentiaire en Australie à propos de James et de John Martin, l’un irlandais, l’autre esclave noir de la Barbade.

7 mars. Un des avantages de la saga des Martin : un personnage vient à mourir, un autre renaît, incarnant à nouveau l’unique protagoniste, notre nom. Ainsi à peine ai-je perdu très provisoirement la vie au Turkestan russe avec Joseph Martin l’explorateur, que je chevauche les Andes avec le général San Martin pour libérer le Chili. Toute proposition d’achat par un producteur de séries est bienvenue.

20 Mars. Confinement décrété, je me distrais grâce à mon sujet de prédilection. Il y a beaucoup de Martin dans les médias, m’a dit hier Sacha sur un ton de conspirateur, comme si je ne m’y étais pas intéressé moi-même. Oui, merci, je sais. Je crois même pouvoir dire, sans chauvinisme excessif, qu’ils relèvent le niveau d’ensemble.

31 mars. La covid est ma corne de taureau. Je soigne la virgule en urgence, j’intube ma phrase avec précaution, je prends mille masques grâce à mille autres Martin, j’en réveille encore quelques-uns dans mes services de réanimation syntaxiques. Cette épopée est peut-être mon chant du cygne. Et je songe déjà à l’après Vies de Martin.

21 novembre. Tour à tour colon ou soldat, saint ou salaud, artiste ou illuminé, j’ai pris des bateaux, traversé les continents et les époques, me suis mis dans des dizaines de peaux successives sous prétexte que nous partagions le même nom. Un livre monstre, dira-t-on. Oui, ça me va. J’ai tenté de faire court, cependant. Il reste tant de dépouilles à exhumer du grand cimetière de l’Histoire, tant de héros à embaumer.

2021

15 mars. Un ancien hypokhâgneux, condisciple de Louis le Grand vient de me rappeler Les mots grecs et Les mots latins de Fernand Martin, dont je n’avais aucun souvenir. On disait, paraît-il, « les Martin » ou « le petit Martin ». Ces classiques ont été constamment réédités. Fernand Martin, si je comprends bien, est une de nos gloires.

29 avril.  Il faut que j’en finisse. Pour ma santé. Mais irai-je mieux après ? Serai-je délivré ou désœuvré ?

 

(PRESQUE) TOUS LES MARTIN DU MONDE

Durant la longue rédaction de l’épopée des Martin, je ne parvenais pas toujours à tenir ma langue. A peine avais-je évoqué le titre de mon projet qu’on me demandait si j’allais parler de tel ou tel Martin. C’est un roman, ne cessais-je de dire à mes interlocuteurs. C’est moi qui choisis les personnages. Notre Panthéon poétique n’est pas l’armée du salut. Je ne vise pas l’exhaustivité. Mes personnages sont triés sur le volet. Même la comédie humaine de Balzac n’a pas prétendu accueillir toute nos miséreuses existences.

Cependant, une curiosité légitime titille le lecteur.  Voici quelques réponses.

Martin inventeur

Et Arthur Martin ?

Trois frères Martin (Alphonse, Nestor et Hubert Joseph) ont installé trois fourneaux en 1849 sur les rives du Hoyoux, un affluent de la Meuse en Wallonie. Ces trois Belges, héritiers d’une famille industrielle, sont spécialisés dans la quincaillerie. Franc maçon et anticlérical, Nestor, un futé hutois (ainsi appelle-t-on les habitants de Huy, Hu en wallon, une ville de la province de Liège), passe cinq ans plus tard du cuivre au fer, crée de nouveaux ateliers, se spécialise dans les objets domestiques (fers à repasser, grilles, bacs à charbon, porte-parapluies, croix et garnitures funéraires, garnitures de poêles, etc.). Le groupe Martin se développe. Nestor construit des calorifères et des cuisinières. Il dépose trente-deux brevets et meurt en 1916. Arthur est son fils. Pas de quoi, cependant, nourrir une vie extraordinaire à la mesure de celles que j’ai rigoureusement sélectionnées.

Et Aston Martin ?

Dans cette lignée de nos Martin inventeurs (parmi lesquels William et Jonathan Martin, personnages centraux du chapitre 22, et Adolphe-Alexandre Martin, brièvement évoqué au chapitre 25 à propos de Pierre Martin l’anarchiste, pour son invention du ferrotype, sans oublier Pierre-Émile Martin, qui inventa l’acier Martin, ni les frères Martin qui conçurent le vernis Martin, ni James Martin, ingénieur irlandais aéronautique, qui inventé le siège éjectable de la compagnie Martin Baker), il convient de mentionner Lionel Martin, un pionnier anglais de l’automobile. Il créa un bolide nommé « Coal Scuttle », atteignit 115 km/h, remporta en 1914 la course de côte d’Aston-Clinton (un village du Buckinghamshire en Angleterre), d’où le nom de la firme, Aston Martin, qui débuta en compétition le 15 juillet 1922, lors du Grand Prix de l’Automobile Club de France à Strasbourg, certainement suivi par un de mes héros, Maurice Martin.

Quant à Eugène Martin, ingénieur et pilote automobile, il collectionna les accidents. Pendant une rééducation, dans les années cinquante, il mit au point une 203 Spéciale Martin équipée de la pipe d’admission Martin.

Martin peintre

Martin peintre est quasiment aussi nombreux que Martin missionnaire, c’est dire.  Mis à part John Martin et Agnes Martin (personnages des chapitres 22 et 40 du Monde des Martin), Martin est aquarelliste et impressionniste plus souvent qu’à son tour. Il peint souvent des fleurs.

De Jean-Baptiste Martin, peintre français né en 1659 à Paris, mort en 1735, j'aime particulièrement le surnom : « Martin des batailles ».

En 1984, Bertrand Lavier a présenté à Berne « La peinture des Martin de 1903 à 1984 », une quarantaine de tableaux qu'il a rassemblés parce que leurs auteurs s'appellent « Martin ». Le commissaire de cette exposition s’appelle Jean-Hubert Martin.

Les silhouettes spectrales du jeune peintre Simon Martin (représenté par la galerie Jousse Entreprise) ont illuminé l’édition 2021 de la FIAC.

Martin sculpteur

Félix Martin, sourd et sculpteur, est connu pour sa « Chasse au nègre » (1873) où il montre l’horreur de l’esclavagisme. Cette statue a été achetée, censurée puis cachée par l’État français avant d’être exposée en 2001 au musée de Roubaix, La Piscine.

Étienne Martin dit Etienne-Martin (1913-1995), sculpteur énigmatique, a réalisé des « Demeures », étranges sculptures-habitats conçues pour être visitées « en imagination ».. Il est l’auteur du « Manteau » (1962), première sculpture en tissu de l'histoire de l’art moderne.

On parle un peu ces temps, sur France inter, de Raymond Martin sculpteur. Reconnaissance insuffisante. Typique des Martin.

Martin photographe

J’apprends que J.A. Martin photographe, film Québécois, relate l’histoire de Joseph Albert Martin et Rose Aimée Martin.

Martin musicien

Martin musicien pullule autant que Martin peintre et Martin missionnaire.

On me signale un Jean Martin, pianiste, né à Lyon en 1927, spécialiste du répertoire romantique.

Des nouvelles de João Carlos Martins : ce magnifique interprète brésilien des œuvres complètes pour clavier de Bach qui dans sa jeunesse, en raison d’une dystonie focale, ne pouvait jouer que de la main gauche et avec un seul doigt de la main droite, vient de retrouver en 2020, à l’âge de quatre-vingt ans, l’usage de ses deux mains grâce à l’usage de gants bioniques.

John David Martin, dit Moon Martin, natif de l’Oklahoma, songwriter et musicien de rock, auteur d’un tube, Bad news, vient de mourir. Il avait joué en première partie de Jimmy Hendrix.

Hélène Martin, chanteuse à textes, poétesse, n’a pas pris de pseudo. On l’a oubliée. Elle a chanté Genet, Aragon, Neruda et bien d’autres poètes. Nous aurions pu la chanter. Nous n’avons pas su comment.

J’éprouve une tendresse particulière à l’égard de Peter Martin, merveilleux pianiste de jazz et généreux pédagogue. Il accompagne Diane Reeves, a joué avec Roy Hargrove, Joshua Redman et bien d’autres.

Martin dans la littérature

Dès que le nom Martin apparaît sous la plume d’un écrivain, nous pressentons une légère moquerie. A tort sans doute. Ainsi, dans le conte d’Alphonse Daudet où le curé de Cucugnan s’appelle l’abbé Martin et raconte qu’il rend visite à Saint-Pierre pour vérifier si ses paroissiens défunts, les Cucugnannais, ont rejoint le paradis. Saint Pierre l’appelle Monsieur avec insistance : « Je n’ai rien à vous refuser, Monsieur Martin », etc… Ou bien dans les récits de Marcel Aymé intitulés Derrière chez Martin. On y trouve un « romancier Martin ». C’est, nous dit l’auteur dans une nouvelle parue en 1936, « l’histoire d'un romancier réaliste qui prend ses personnages dans une réalité si drue, qu'ils s'animent d'une vie réelle, matérielle, et, retirant à l'auteur son libre arbitre de romancier, imposent à son œuvre les exigences de la réalité vécue... » Ou encore chez Ionesco : après avoir fait dialoguer Martin avec Smith dans La Cantatrice chauve, récidive dans Scène à quatre en associant cette fois Martin à un Dupond et un Durand.

Je crois avoir évoqué les personnages nommés Martin chez Marcel Aymé ou Labiche mais pas Robert Martin dans Emma de Jane Austen : « Accepteriez-vous d’épouser Robert Martin ? » demande sur un ton ironique Emma à son amie. Robert Martin est un fermier et franchement, si l’on veut faire un beau mariage, comment pourrait-on songer à donner sa main à un homme qui non content d’être fermier, a pour nom Robert Martin ?

Et je n’oublie pas le Martinville de Proust.

Martin militaire

Parmi nos militaires, si nombreux, une mention spéciale, peut-être, au major Lucien Martin, un des rares sous-officiers en France à avoir été élevé au rang de Grand officier dans l'ordre de la Légion d'honneur. En 1958, volant à la rescousse d'un ami encerclé, il met hors de combat une vingtaine d'adversaires et s’en sort avec une balle dans le casque. En Indochine, il a souhaité se rendre à Dien Biên Phu, mais s’est heurté au refus de son colonel : « Il m’a dit que j'avais assez donné ».

Autre événement mémorable de notre biographie gradée : un mardi 1er septembre 2009, Jean-Pierre Martin a été élevé au rang de général d’armée aérienne et a débuté sa mission à l’inspection générale des armées à Paris. Il a fait ses adieux à ses hommes et à ses amis, en tant que patron du Commandement des forces aériennes françaises, installé sur la BA 128 de Metz Frescaty, un état-major de 500 personnes qui dirige, il me semble, la préparation opérationnelle de l’ensemble des forces conventionnelles de l’armée de l’air.

Martin artiste de cirque

Jean Martin dit Johny Martyns se fit connaître particulièrement pour un numéro d’équilibriste style cabaret, avec successivement un setter anglais nommé Pirate, et Jenny, une chienne flegmatique. Avec un succès tel qu’il se produisit au Lido à Las Vegas. Il a passé la fin de sa vie au lieu-dit Durigné, près du célèbre château de Nuchèze, soit dans la commune de Champdeniers. Comment pourrais-je faire l’impasse sur lui ? C’est à Champdeniers, Deux-Sèvres, que mon grand-père, Omer Martin (né à Langon en 1879, pupille de la nation à quatorze ans, ouvrier boulanger), a ouvert une boulangerie dans la Grand rue, faisant ses tournées de pain en voiture à cheval pour approvisionner les Campidénariens.

Un Jean Martin comédien a signé le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie. Nous l’avons évoqué au chapitre 33 à propos d’Henri Martin communiste. Mais Jean Martin c’est aussi mon père, de son vrai prénom Baptiste. Hommage ici à lui.

Léon Martin

Léon Martin, député SFIO, figure parmi les quatre-vingt parlementaires qui, aux côtés de Léon Blum, ont voté contre les pleins pouvoirs à Pétain. Il participa à la résistance dans les Alpes, fut arrêté par les soldats de Mussolini, incarcéré en Savoie, s’évada, rejoignit la résistance dans le Massif central, fut élu à nouveau, après la guerre, maire de Grenoble.

Martin collabo

Martin collabo n’est pas rare.

Jean-Paul Martin fut conseiller de Bousquet, directeur adjoint du cabinet de Mitterrand. Les deux personnes qui ont le plus compté dans sa vie : Mitterrand et Bousquet. Mitterrand s’est rendu à son enterrement.

Pierre Martin, indicateur de la Gestapo, a infiltré le groupe Guy Môquet et les seize résistants FTP de la région de Besançon, jugés par les nazis le 15 septembre 1943 et exécutés le 26 septembre. Après qu’ils ont été torturés pendant trois mois dans la prison de la Butte à Besançon, ils crient tous « Vive la France » avant de mourir. Pierre Martin a été traqué par la résistance, et abattu en novembre 1943 par Jean Simon (de Saint-Claude), lui-même tué par les nazis à Montbéliard le 27 janvier 1944. Si nous avions eu plus de renseignements sur lui, nous en aurions fait un de nos antihéros.

L’immonde Frédéric Martin mériterait à lui seul un livre, ou un film, dont voici le scénario.

D’abord entrepreneur de travaux publics à Metz, recruté par l’Abwer dès1928 (il a alors vingt-trois ans), il travaille à la construction de la ligne Maginot et livre des plans au service de renseignement allemand. Condamné en 1936, puis libéré en 1940 après l’évacuation de Clairvaux, incorporé comme capitaine dans l’Abwer, il est chargé par Hermann Brandl dit « Otto » d’organiser un service de police et de renseignements, de réquisitionner des immeubles, de protéger les transports de fonds, de piller les biens des juifs, de récupérer de l’or, des devises étrangères et des œuvres d’art, de traquer les communistes, les Juifs et les résistants.  Frédéric Martin se fait appeler désormais Rudy de Mérode, ou Rudi von Merode, ou encore Rudi Von Montaigne. Il prend la tête de la Gestapo de Neuilly, réquisitionne l’ancien hôtel du prince de Grèce, situé avenue Maurice Barrès, recrute, outre des rabatteurs et des indicateurs, une équipe de gros bras, les arme de mitraillettes, fait parfois passer son équipe de malfrats pour la police française. Alcoolisé en permanence, il se charge lui-même de torturer, pratique en particulier la « baignoire », inventée par son acolyte le belge Masuy, terrorise en tirant des coups de revolver. Au cours de ces activités, il est relayé par sa maîtresse, Marie Muratore, dite la tigresse.  Il a démantelé en particulier le réseau « famille Martin ». Lorsqu’en 1943 les bureaux de Neuilly sont fermés, il est envoyé à Saint-Jean-de-Luz, puis dans la région niçoise pour traquer les résistants

Condamné par contumace en 1946, il se réfugie en Espagne où il travaille pour le contre-espionnage franquiste. Ayant prélevé trente pour cent sur chaque saisie, il s’est assuré un trésor de guerre d’un milliard de francs.  Il se fait désormais appeler le « Prince de Mérode » et finit ses jours en paix dans l’Espagne de Franco, où il meurt en 1970.

On aura épicé le scénario de quelques scènes sulfureuses (aucunement fictionnelles) - ainsi, Frédéric Martin alias de Mérode se partageant une amante avec le commissaire Martin, je n’invente rien, c’est le chef du commissariat de la rue de Bourgogne. Mais je vois bien que ce personnage est trop noir pour le film. Même les pires de mes Martin (comme le docteur Martin, ou Marie-Madeleine Martin) sont plus humains.  Comment croire à un tel salaud intégral aussi dévoué au mal ? Il faudrait le complexifier, lui inventer des faiblesses. Et cette Marie Muratore, la tigresse, est de trop, peut-être. Comme quoi, le réel, hein…

Pedro Martin

Un des derniers résistant déportés. Il vient de mourir. Arrêté et torturé par la Gestapo après avoir participé à des vols et des sabotages dans les entrepôts allemands. Déporté au camp de Sachsenhausen. Il a laissé un livre d’entretiens avec Jean-Pascal Auvray et Anne Guellec : C’était la nuit, aux Cahiers du temps.

Jacques Martin

Érudit français du XVIIIe siècle et bénédictin de la congrégation de Saint Maur, spécialiste de l’histoire des Gaules, il polémique volontiers avec ses collègues. Lui-même controversé, il a souvent choqué dans ses écrits par ses railleries et son impolitesse. Mercier, dans son Tableau de Paris raconte ceci à son propos : « M. Deslandes, auteur de L’Histoire critique de la Philosophie, ayant critiqué ses ouvrages, Dom Martin, qui supportait fort peu patiemment la censure, se répandait en invectives furieuses contre ce dernier. Comme celui-ci avait l'esprit doux, liant et honnête, une Dame imagina de faire apprécier à Dom Martin ce même homme contre lequel il déclamait avec tant de violence. M. Deslandes prit le nom d’Olivier, et dîna souvent avec lui. Il mettait la conversation sur le chapitre de M. Deslandes ; et Dom Martin de s’écrier : “Vous êtes un homme, vous, plein de science et d'esprit, qui raisonnez avec une justesse infinie ; mais ce Deslandes est bien l’homme du monde le plus ignorant et le plus pitoyable.” »

Martin irlandais

Edward Martyn, le premier dirigeant du Sin Fein de 1905 à 1908, fut l’instigateur avec Yeats et George Moore d’un renouveau du théâtre irlandais à la fin du XIXe siècle. « Martyn et Moore ne sont pas des écrivains très originaux » a déclaré Joyce.

James Martin, originaire d’Irlande, Premier de New South Wales avait une langue bien pendue qui ne lui a pas fait que des amis.

Quelques autres Martin

Le chanoine nommé Fernam Martins resta bien accroché, toute sa vie, au plancher des vaches. Cependant, il reçut à Lisbonne, le 25 juin 1474, la célèbre lettre signée par l’astronome florentin Paolo Toscanelli, lettre qui sans doute motiva de nombreuses expéditions portugaises, comme celles de João Vaz corte Real et de ses nombreux frères, comme celles de Bartolomeo Diaz, et du même coup, sans doute, celles d’Alvaro Martins (chapitre 4 du Monde des Martin).

Joseph Martin, soldat napoléonien, céramiste à Etrepigney.

Paul Martin, réalisateur américain d’une dizaine de films…

Ce chapitre pourrait laisser supposer que je n’en aurai jamais fini avec les Martin. Que ce soit clair : je vais désormais vaquer à de tout autres occupations. Si jamais quelqu’un s’avisait de m’adresser une missive dans le genre : Et un tel, vous n’y avez pas pensé ? qu’il ne s’étonne pas de ne recevoir de ma part ni excuse, ni justification, ni même une quelconque réponse.

 

LES RECALÉS IN EXTREMIS

Le lecteur du Monde des Martin aimerait peut-être savoir quels autres Martin j’ai envisagé, des Martin auxquels il a peut-être lui-même songé de son côté. En voici quelques-uns, des nominés en quelque sorte, auxquels j’ai parfois renoncé à regret, mais aussi, pour ma santé.

 Alvaro Martins

J’aurais pu m’attarder un peu sur un parfait homonyme d’Alvaro Martins, grand navigateur portugais, protagoniste du chapitre 4 du monde des Martin : Alvaro Martins, fermier et devin,  fut arrêté par l’Inquisition en 1557, condamné en vertu des ordonnances philippines pour activité diabolique, péché de divination et prétention à révéler des vérités qui se situeraient au-delà de la raison humaine et surtout de la parole révélée de Dieu. Peu à dire, hélas, sur ce marabout qui ne quittait pas la terre ferme, mais cherchait dans les étoiles des réponses aux interrogations fondamentales de l’existence, non sans proposer de retrouver, contre rétribution, ce qui pouvait manquer à tel moment à tel individu privé de ses biens : objets perdus, argent, animaux, esclaves… A quoi a-t-il été condamné ? Nous ne le savons pas. Nous craignons de le savoir. Voyons cependant en lui le patron des Martin radiesthésistes, magnétiseurs, astrologues, voyantes, alchimistes, cartomanciennes, chiromanciens, rebouteux, magiciens, sorciers et autres sourciers ou parapsychologues.

 A Alessandro Martini, fondateur à Turin de la célèbre marque de vermouth avec Luigi Rossi et Teofilo Sola, à Simone Martini, peintre siennois du XIVe siècle, à Friedrich Heinrich Wilhelm Martini, médecin et naturaliste allemand, qui après avoir commencé à publier en 1769 des livres illustrés sur les coquillages, meurt deux ans après la parution du troisième volume, à Jean-Paul Égide Martini, surintendant de la musique du roi, qui mit en musique Plaisir d’amour, j’ai préféré Martino Martini, grand missionnaire sinologue (chapitre 10 du Monde des Martin)

A Frederik Robert Martin, suédois, historien de l’art de l’orient et archéologue, a traversé la Sibérie, à Joseph Martin, jardinier botaniste au siècle des Lumières, collecteur de plantes pour le Jardin du Roi, qui a participé à des voyages d’exploration scientifique à Madagascar, à l’île Maurice, au cap de Bonne espérance et dans les Caraïbes, j’ai préféré Joseph Napoléon Martin (chapitre 23 du Monde des Martin)

François Martin dit de Vitré

Il aurait pu figurer dans un chapitre du Monde des Martin consacré à nos premières apparitions aux Indes.

Fils d’Étienne Martin, médecin, compagnon apothicaire après des études de pharmacie à Montpellier, il fut à ma connaissance le premier Martin, et un des premiers Français après Jean Parmentier, à visiter Sumatra. Il partit de Saint-Malo comme chirurgien sur le Croissant le 18 mai 1601 en direction des Iles Moluques, l’île aux épices, fameuse pour son poivre, son clou de girofle et sa noix de muscade. L’expédition, affrétée par les marchands de Vitré, Laval et Saint Malo, comprenait deux navires : le Corbin (avec à son bord le fameux François Pyrard de Laval) et le Croissant.

Des Portugais attaquent près de l’île d’Annobon, cinq matelots sont capturés, le Corbin est endommagé après une violente tempête de quatre jours au Cap de Bonne Espérance. On fait escale quatre mois à Madagascar pour soigner les malades. Martin de Vitré en profite pour observer les mœurs, la faune et la flore. A l’approche des Maldives, Le Corbin fait naufrage, échoue sur un banc de rochers, perd son grand mât et de nombreux hommes. L’autre navire, le Croissant, où se trouve Martin, est privé de sa voile et ne peut porter secours. Les survivants du Corbin, retenus dans une île des Maldives, restent pendant cinq ans à la cour du roi de Malé avant de repartir sur le Croissant enfin réparé. Ils contournent Ceylan et après quinze mois de traversée, Martin et ses compagnons arrivent au nord de Sumatra, à Aceh, où le roi leur fait bon accueil. Les Français restent cinq mois, ils font du troc grâce aux verroteries qu’ils ont emportées, pendant que François Martin de Vitré, s’initiant au malais, parcourt l’île en zoologue, en botaniste et en ethnologue. « En toutes les Indes, écrit-t-il, il y a un langaige fort beau et facile apprendre qu’ils nomment malaique ; est comme le latin en Europe. » Il est le seul voyageur, semble-t-il, à remarquer la présence des commerçants Turcs dans cette contrée. Le Croissant repart le 20 novembre 1602 avec huit Indiens à bord (on signale encore leur présence à Saint-Malo en 1604). A l’approche des Açores, il coule à nouveau, emporté par une tempête. L’équipage est sauvé par des navires flamands, lesquels s’emparent de toute la cargaison de poivre.

Dès son retour en France en juin 1603, Martin de Vitré, encouragé par Henri IV, écrivit dans la tradition de Marco Polo une Description du premier voyage fait aux Indes orientales par les Français, contenant les mœurs, les lois, façon de vivre, religions et habits des Indiens. Premier voyage, non, mais premier récit, oui, puisque celui des frère Parmentier, partis à Sumatra en 1527, ne paraîtra qu’en 1832 et celui de François Pyrard de Laval, en 1611. Cet ouvrage est suivi d’une Description et Remarque des animaux, épiceries, drogues aromatiques et fruits qui se trouvent aux Indes, et d’un Traité du scorbut qui est une maladie étrange qui survient à ceux qui voyagent en ces contrées. Un petit lexique malais-français figure à la fin du livre. On s’arracha l’ouvrage de Martin. Il fut réédité dans une version plus longue, et suscita un grand enthousiasme pour le commerce aux Indes. Entre 1604 et 1609, Henri IV s’efforça de monter une Compagnie des Indes sur le modèle des Anglais et des Hollandais. Il avait dû prêter une attention particulière à l’inventaire des richesses de Sumatra :  bézoar, musc, civette, poivres de multiples sortes, gingembre, muscade, macis, cannelle, girofle, curcuma, santals, cubèbe, laque, indigo, ambre, benjoin, camphre, squine, casse, tamarins, bétel, arec, noix d’Inde, dattes, bananes, ananas, mangues, mangoustes… Le roi accorda une faveur insigne à François Martin de Vitré en récompense de son voyage imprimé : l’explorateur put s’installer comme apothicaire à Rennes sans avoir subi d’examen face à la corporation des maîtres apothicaires de cette ville et sans avoir à payer de droits d’entrée.

Un de ses contemporains, un rimailleur nommé de Fontenay, appela Martin le « Jason de Vitré ». Son sonnet commence comme une ode : « Ce Jason de Vitré, animé de la gloire / Que sa propre vertu faisoit ardre en son cœur/ A des flotz inconnus été enfin vainqueur / Et s’est faict un chemin qui n’estoit point notoire. » Il se termine en fanfare : « Les meurs et les habits des peuples plus divers / Ne lui sont point voylés ; pour sa toison dorée / Il aura donc un nom notable en l’univers. »

A noter que le nom « Martin » a été soigneusement évité par le poète. François Martin de Vitré mérite cependant pleinement cet éloge. Excité par une puissante libido sciendi, poussé selon son expression « d’un louable désir d’apprendre les raretés du monde », cet homme de la Renaissance manifesta une immense curiosité pour l’altérité. « Il n’y a point de meilleure école pour former notre vie, écrit-il au début de sa Description, que de voir incessamment la diversité de plusieurs autres vies, et apprendre dans la variété des mœurs et coutumes des nations étrangères, principalement celles qui sont les plus éloignées de cette partie du monde en laquelle nous habitons, le moyen de nous inciter à la vertu et de nous retirer du vice. » Martin de Vitré, autant qu’un continuateur de Montaigne, est un prédécesseur de Voltaire qui écrit à sa suite : « Le plus grand fruit qu’on peut retirer de ces longs et pénibles voyages, n’est ni d’aller tuer des Européens dans l’Inde, ni de voler des raïas qui ont volé des peuples, et de s’en faire donner l’absolution par un capucin transporté de Bayonne à la côte de Coromandel ; c’est d’apprendre à ne pas juger le reste de la terre par son clocher. »

Pierre Martin de la Martinière

Il a failli être le sujet d’un de nos chapitres. L’origine de son nom, s’il faut croire son témoignage dans Le Chymique ingénu, est en elle-même une fable, et une parfaite illustration de mon thème romanesque. Il semble qu’il descende, du côté paternel, d’une illustre famille de Picardie. Son trisaïeul, Pierre de la Martinière, seigneur de Ribemont, eut de Marie Gonesse, sa femme, fille naturelle de Philippe de Valois roi de France, Gaspa de la Martinière. Or cet aïeul abandonne l’épée et le mousquet pour une aiguille, au service d’un tailleur de Paris nommé, Patou, afin de conquérir sa fille Madeleine. Mais pour épouser cette Madeleine, il doit changer de nom,  nier sa qualité, et se dire fils d’un laboureur nommé Martin. Voilà comment Pierre de la Martinière a été nommé Pierre Martin de la Martinière.

Cette entourloupe patronymique n’aurait pas suffi à nourrir d’un nouveau chapitre une épopée où ne convoquons, par principe et dans un souci de concision, que les vies extraordinaires.  Pierre Martin de la Martinière répondait parfaitement, de prime abord, à une telle exigence. Grand voyageur dès l’âge de dix-neuf ans, en 1653, premier Français à avoir publié un voyage maritime le long des côtes boréales de l’Europe, esclave des corsaires, abordant maints peuples dans ses pérégrinations, et jusqu’aux Kiloppes du Mourmanskoimore, médecin chymique de la cour royale au XVIIe siècle, il avait tout pour plaire. Je l’aurais bien fait entrer dans notre Panthéon scriptural. Hélas, il a écrit avec une telle précision ses aventures extraordinaires (L’heureux captif, Voyages dans les pays septentrionaux, dans lesquels se voient les mœurs et manières de vivre des Norvégiens Lapons, Kiloppes, Borandies, Sybériens, Samioyèdes, Zembliens et Islandais 1671) qu’il a séché l’encre sous la plume de l’auteur des Vies de Martin. Et puis, après tout, c’est un « de la Martinière ».

Alexandre-Albert Martin

Ouvrier dans une fabrique de boutons, surnommé « l’ouvrier Albert », chef d’une société républicaine secrète, ami de Louis Blanc, Alexandre-Albert Martin prend les armes le 23 février 1848. C’est le premier membre issu de la classe ouvrière dans un gouvernement français (très provisoire), après quoi il est déporté quatre ans à Belle Ile et incarcéré cinq ans à Tours. Il a une rue dans le treizième arrondissement.

Albert Martin, médecin major, chef du service de chirurgie de l’Hôtel-Dieu de Rouen, s’est porté volontaire, âgé de quarante-huit ans, pour commander l’ambulance mobile numéro 9 du troisième corps d’armée sur le front de la grande guerre. Il a pratiqué des interventions d’urgence en première ligne à Verdun (plus de mille opérations graves en trois semaines) puis dans la Somme en 1916, et dans la Champagne pouilleuse au cours de l’hiver. En 1917, après le Chemin des dames, il revient à Rouen. Il a alors cinquante ans. Il a tenu des carnets de route, a eu pour adjoint Georges Duhamel dont il est devenu l’ami. Sept à huit blessés sur dix, écrit-il, sont des cultivateurs. Il a été lui-même exploitant agricole pendant le service militaire de son fils Gilbert. Il a imaginé et conçu une charrue Brabant pour les agriculteurs amputés de la jambe.

 Constant Martin, communard et anarchiste à ne pas confondre avec Constant Martin ingénieur et inventeur français en électronique et acoustique qui a mis au point et commercialisé des postes de radio, des orgues électroniques, des cloches électroniques, ainsi que le clavioline, ancêtre du synthétiseur. Après la commune, Constant Martin communard est condamné à vingt ans de travaux forcés. Il se réfugie à Londres. A son retour à Paris, il tient dans le deuxième arrondissement, rue Clavet, une crèmerie qu’il ouvre aux pauvres. Puis il fonde Le libertaire. Ses deux frères n’ont pas suivi sa voie et quand on l’interroge à leur sujet, il déclare : « Tant pis pour eux s’ils ont mal tourné ».

Charlotte Wilson née Martin

Fille de médecin, élevée dans les valeurs évangéliques, elle est une des premières anglaises à accéder à l’enseignement supérieur, à Cambridge. En 1883 (elle a vingt-neuf ans) elle est vivement impressionnée par le procès des anarchistes de Lyon (évoqué dans notre chapitre 25 à propos de Pierre Martin), en particulier par la défense de Kropotkine, dont elle découvre la pensée politique. Elle se considère alors comme une « socialiste anarchiste », adhère à la Fédération social-démocrate, à la Société Fabienne où elle contribue, selon Bernard Shaw, à une épidémie de nihilisme. C’est alors qu’elle décide avec son mari, Arthur Wilson, agent de change, d’adopter une vie simple dans un cottage isolé du XVIIe siècle (brièvement occupé autrefois par Charles Dickens), à Wyldes près d’Hampstead. Nourriture frugale, vêtement sans apprêt, cheveux courts, luxe banni, pas de domestiques, poulailler : Charlotte commence par réformer son mode de vie. Elle organise un cercle de lecture autour des œuvres de Marx et de Proudhon, le Hampstead Historic Club. Bernard Shaw y participe. Edith Nesbit, fondatrice de la société fabienne, donne de Charlotte une image peu avenante, voyant sans doute en elle une rivale. Elle la trouve très « Cambridge », du genre conseil exécutif, rude avec les femmes et avide de parler en priorité aux hommes. Selon d’autres témoignages, Charlotte Martin et Edith Nesbit se ressemblent dans leurs manières, comme toutes les femmes de la Société Fabienne.

Charlotte a fondé le premier journal anarchiste en Angleterre, The anarchist, puis avec Kropotkine qu’elle accueillit à Londres, Freedom, dont elle est rédactrice en chef. Elle a peut-être rencontré l’indigné de Vienne, Pierre Martin. Au fil des années, son engagement est de plus en plus féministe. Elle rejoint la Women’s Freedom League, crée le Fabian Women’s group et fait des conférences dans toute l’Europe. Elle a inspiré plusieurs romanciers anglais.

Tout m’intéresse dans sa vie, mais surtout ce moment où Charlotte s’installe à Wyldes pour une vie simple. Plus tard, elle a présidé une association pour la protection de la lande de Hampstead. J’aurais voulu pouvoir raconter tout cela. Je l’ai découverte vers la fin, à un moment où j’étais épuisé. Qu’on me pardonne. C’est mon regret.

Mungo Martin

Ou plutôt Nakapenkem, Datsa, fils de Yaksnukwelas et de Q’omiga, de la nation kwakwaka’wakw. Artiste peintre et sculpteur sur bois, chanteur et compositeur, né en 1879 à Fort Topert en Colombie Britannique, élevé dans la tradition potlatch, et initié aux rituels et à l’art kwakwaka’wakw, a appris cent vingt-quatre chants traditionnels à Ilda Halper, ethnomusicologue canadienne. Il a construit un mât totémique en 1956 pour le Royal British Columbia Museum à Victoria. J’aurais aimé pouvoir raconter sa vie, mais aussi celle de son ascendance et de sa descendance.

 Antonio Martin

Il fut surnommé de façon malveillante « el cojo de Malaga » (« le boiteux de Malaga »). Il n’a aucun rapport avec Malaga et encore moins avec un chanteur de tango, auquel ce surnom par dérision le rapporte. Il fut aussi appelé, de façon plus laudatrice, le « Durutti de la Cerdagne ». Originaire de Caceres, anarchiste dès les années 1920 dans le groupe Solidarios auquel appartint en effet Durutti, il s’occupa de la contrebande des armes. Après son exil en France de 1924 à 1934 où il exerça divers métiers (cordonnier, maçon, mécanicien) il revint s’installer à Puigcerda, dans les Pyrénées orientales, travaillant des deux côtés de la frontière comme journalier, maçon ou serveur. Il est alors militant en vue de la CNT. Il joue un rôle déterminant dans l’expérience libertaire de Puigcerda qui prendra fin en juin 1937.

En juillet 1936, il préside le comité révolutionnaire de Puigcerda. La Communal, une coopérative populaire, contrôle la frontière et l’approvisionnement pendant que des curés et des militants de droite s’enfuient. On rapporte que Martin fit chanter l’Internationale à cent dix-sept religieux désireux de gagner ainsi leur départ pour la France. On parle aussi de violences et de tueries de la part des miliciens. En particulier, le 9 septembre, vingt-et-un militants fascistes (peut-être plus, le chiffre est controversé) sont poussés dans une tranchée et fusillés au lieu-dit el Correch del Gavatx. Martin est alors en France pour rapporter des armes et du ravitaillement. A son retour il justifie le principe de cette répression. L’année suivante, le 27 avril 1637, à la suite d’un conflit avec le village de Bellver de Cerdanya où les propriétaires de bétail s’opposent au gouvernement libertaire, Antonio Martin essaie avec une centaine de miliciens de réduire cette poche de résistance. Approchant en voiture, il est tué d’une balle dans la poitrine. Les anarchistes sont repoussés. Il reste bien des zones d’ombre au sujet de cette bataille de Bellver comme au sujet de la figure d’Antonio Martin. D’autant que les antagonismes dans cette région sont largement aussi compliqués qu’à Barcelone, et que les miliciens cerdans en salopette bleue occupent une place spécifique face au POUM, le CNT, aux catalanistes et aux staliniens, à quoi il faut ajouter luttes intestines et guerres de clocher.

Tantôt on loue l’efficacité d’Antonio Martin, tantôt on lui reproche sa cruauté. Il pose la question de savoir ce que devient un anarchiste une fois au pouvoir, et une expérience libertaire qui s’institutionnalise.

(En 1998, un autre Antonio Martin, ancien militant des jeunesses libertaires, réfugié politique, a reconnu, trente-cinq ans après, avoir participé à un attentat sous le régime franquiste, le 29 juillet 1963. Ce jour-là, il remet une bombe à son camarade Sergio Hernandez, qui la dépose au Palais du gouvernement. Elle est programmée pour vingt et une heures, explose plus tôt que prévue à 17h 45 et fait vingt blessés dont deux graves. Très vite, deux militants libertaires, Joaquin Delgado et Francisco Granada, trouvés avec des explosifs lors de leur arrestation. Ils sont exécutés le 17 août.)

Jean Martin soldat en Algérie

Je cherchais un soldat en Algérie nommé Martin, un troufion qui puisse apporter un témoignage de première main, quand je tombe sur un livre publié aux éditions Syllepses, 2003, avec comme nom d’auteur, Jean Martin, intitulé : Algérie 1956 : pacifier, tuer, Lettres d’un soldat à sa famille.

En 1956, Jean Martin a rejoint le deuxième bataillon de la demi brigade des fusiliers marins (DBFM) installé dans l’ouest algérien à Béraoun. La mission consiste à nettoyer la région de Nemours (désormais Ghazaouet), une commune de la wilaya de Tlemcen proche de la frontière marocaine. Jean Martin combat en première ligne. Il est volontaire pour toutes les actions, tous les assauts. Ce n’est pas un appelé, mais un engagé, parti sur un coup de tête régler au loin des comptes de l’enfance, un grand gaillard d’un mètre 85, 85 kg, quasiment le plus costaud du bataillon. Il perd treize kilos en douze mois d’armée. Depuis qu’il s’est laissé pousser la barbe, on l’appelle barbe-noire. Il est de tous les coups. Ses poings sont durs et rapides. Il résiste aux maladies mieux que les autres. Cent fois il risque sa vie dans « les commandos de la mort » (la plus terrible des armes avec la légion »), et l’on se demande comme il en réchappe. Lui, il écrit « s’en réchapper », l’expression est plus forte. Dans ses lettres à ses parents, à sa grand-mère, à son frère, il rapporte crûment les atrocités, il raconte tout, ou presque tout, car il y a la censure (au point qu’un jour, ses parents lui disent avoir reçu une enveloppe vide). Ses phrases sont sans apprêt : « Nous pillons les vergers et jardins sur ces fumiers d’arabes ». « On mange comme des rois car nous sommes des tireurs-pilleurs ». « Quel régal de tuer tous ces fumiers pas un n’a pu s’échapper. » « Que voulez-vous dans ce cas la pitié n’existe pas on tue ou on se fait tuer. » « Nous enterrons jamais leurs morts mais nous les déshabillons pour récupérer leurs habits verts de combattant du Maroc et tout ce qui nous intéresse est à nous. » « Le napalm serait à mon avis le seul moyen mais nous n’avons pas le droit de l’employer. »

Après qu’un GMC a sauté sur une mine (huit morts), les habitants du village voisin dansent autour du camion en bouillie et dans une mare de sang. « Sur ordre nous avons fait creuser aux hommes femmes et enfants si réjouis de ce crime une tombe pour les restes des copains. Ensuite un autre très grand trou pour le véhicule. Et après tous hommes femmes enfants petits et grands, hommes sont morts criblés de nos balles. J’espère que justice est faite. »

Le mot « torture » ne sèche pas l’encre du soldat : « Les types pris en flagrant délit ou avec des armes subissent un autre traitement que tu dois connaître. Je le trouve presque normal maintenant car devant les atrocités qu’ils commettent froidement la mort directe serait trop belle pour eux. Hier une section de la 23 a arrêté deux égorgeurs et ils vont être soignés les cocos avec tous les raffinements possibles de la torture. A eux deux ils ont égorgé plusieurs femmes et petits gosses d’un village arabe. »

Je relève cette phrase : « J’ai honte de moi par moments mais que voulez-vous pour ne pas tomber il faut être un assassin. »

Il écrit aussi : « Mais l’arabe est un être fainéant de nature, vicieux, fourbe, sournois, traître. Il tire comme 2 et 2 font 4 son meilleur ami sans aucun remords. » D’ordinaire il ne dit pas arabe mais raton, bougnoul ou bicot.

A la fin de l’année 1956, il est promu quartier-maître et chef d’une demi section.

Jean Martin, c’est la sauvagerie disciplinée, la banalité de la violence. Il mérite manifestement, me suis-je dit, un chapitre circonstancié. J’avais commencé à l’écrire lorsque je prête attention à une phrase de l’Avertissement, avant les lettres publiées : « Jean Martin est un nom d’emprunt choisi pour rendre ce témoignage anonyme, par égard pour la famille, qui ne souhaite pas une publicité déplacée. Nous avons donc choisi un nom et un prénom qui comptent parmi les plus répandus en France »

Autrement dit, la famille X, en mettant ces lettres à la disposition du public ne pouvait  livrer le patronyme de leur auteur, et s’exposer ainsi à l’opprobre. Il fallait bien que le nom le plus courant en France porte le terrible fardeau des exactions commises aux ordres de l’État français. Nous sommes rassurés d’apprendre qu’il ne s’agit là que d’un nom d’emprunt. Non, ce n’est pas un tropisme particulier aux Martin, cette candeur, cette franchise jusque dans l’abjection. Ce qui n’exonère nullement tous les crimes commis pendant la « guerre d’Algérie ».

J’ai renoncé à écrire sur ce faux « Jean Martin » : le pacte de mon roman archiéponyme implique la contrainte d’un nom réellement imposé par l’état civil, ou encore, comme dans le cas de Dean Martin, le choix délibéré d’un pseudo.

Martin faiseur de bas témoin de la révolution

J’étais intrigué par le récit d’un Martin (sans prénom) faiseur de bas d’Avignon qui a publié chez J. Roumanille, libraire éditeur à Avignon, un Voyage à Paris en 1789. 1789 ! Je tenais mon témoin martinien ! Hélas il note tout ce qu’il fait avec minutie, ses soupers, ses dîners, ses achats, ses visites, ses démarches, les ragots, et que c’est ennuyeux ! rien de saillant n’en ressort, mis à part deux ou trois anecdotes : lorsqu’il apprend qu’on promène dans Paris en haut d’une pique la tête du commandant des canonniers, un certain Miret, originaire d’Avignon ; lorsqu’il voit la reine dans un salon de jeu ; lorsqu’il se place le 17 août sous la tribune pour assister aux États généraux.

Georges Martin Israël

Ce n’était pas facile en 1903, au collège de Janson de Sailly de s’appeler Georges Martin Israël, alors que l’affaire Dreyfus battait encore son plein. Georges Martin Israël était persécuté par ses camarades, au point que sa mère dut l’inscrire dans un autre collège sous une autre nom, Georges Martin. A seize ans il écrit son premier roman, Microcosme, est bientôt licencié ès lettres, diplômé en études supérieures de philosophie. Il est mobilisé en 1914 comme deuxième classe dans l’infanterie au Maroc, revient sous-officier et décoré. Après la guerre, il est critique littéraire dans Bonsoir, journaliste à L’Intran, au Petit Journal et à Paris soir. Mobilisé à nouveau en 1939, dans l’intendance, il est arrêté chez lui le 13 septembre 1943, à la suite d’une dénonciation par un doriotiste dans L’émancipation nationale, reproduite dans La Gerbe et Je suis partout. Détenu au Pax, le quartier général de la gestapo à Annemasse, puis au Fort de Montluc à Lyon, transféré à Drancy, il est déporté à Birchenau, où il meurt le 22 octobre 1944. Sur la liste du mémorial de la déportation de Haute Savoie, il figure, me dit-on, sous le nom de Georges Israël. J’aurais aimé raconter sa vie. Pas l’imaginer. La raconter.

Marguerite Martin

Le destin de Marguerite Martin, dite Daisy-Georges Martin, ressemble un peu à Marietta, bien qu’elle n’ait pas eu d’ambition littéraire. Célibataire, très croyante, indépendante d’esprit, cette descendante du major Martin (chapitre 12 du Monde des Martin) renonce à une vocation religieuse, obtient un diplôme d’assistante sociale, milite à partir de 1930 à l’Union féminine civique et sociale, s’engage dans la résistance en 1940, est secrétaire de Combat à Lyon, prend le pseudo de Marthe. Détenue au fort de Monluc en 1944, elle interrogée et torturée par la Gestapo et fusillée le 20 août.

Joachim Martin

Deux amis me signalent les manuscrits d’un certain Joachim Martin, miraculeusement retrouvés après avoir longtemps été dissimulés dans des planchers. Bien, je l’adopte volontiers, ce Joachim, menuisier et cultivateur, né aux Crottes en 1842, et commence à m’intéresser à son témoignage sur la société haute-alpine du XIXe siècle. A propos de son curé, il déclare : « Je lui trouve un grand défaut de trop s'occuper des ménages de la manière que l'on baise nos femmes. » En fin de compte, il me semble bien trop casanier pour prétendre entrer dans mon roman d’aventures.

 

DE QUELQUES MARTIN VIVANTS

Dans Le monde des Martin, conformément à mon programme, je n’ai pas évoqué des Martin vivants. Ils sont nombreux, cependant, même s’ils sont moins nombreux que les morts (les anciens Grecs appelaient, justement les morts « les plus nombreux »).

 Martin cycliste

Au cours de l’écriture de cette épopée, nos coureurs du tour de France ont éveillé mon attention.  Guillaume Martin, Dan Martin et Tony Martin sont forcément outsiders. La classe, mais, des Martin, tout de même. En 2019, nous sommes classés douzième et dix-huitième au tour de France. En septembre 2020, trois Martin et un Martinez au départ. Guillaume Martin, à un moment troisième, arrive finalement onzième. Deux mois plus tard il est meilleur grimpeur dans la Vuelta.  Il y a course entre le philosophe nietzschéen et le forçat de la petite reine. Dans quel domaine va-t-il remporter ses plus brillants succès ? Pour le moment ses deux passe-temps contribuent à le propulser en haut des cols. Il concentre dans ses mollets une pensée absente de tout le peloton.

(A propos des Martin cycliste, un Jacques Martin injustement oublié : un coureur belge né à Vezin dans la province de Namur, disparu en 2004.  Au tour d’Espagne de 1976, il abandonne à la quatrième étape, au tour de France 1978, à la dix-septième. Plus à l’aise dans les épreuves au plat pays : le Tour de Namur, la Flèche hesbignonne-Cras Avernas, le Tour de Condroz, le Samyn, la course des Raisins (deuxième en 1977), le Grand prix de Wallonie, Bruxelles-Ingooigem… Il a même remporté des étapes au tour de Belgique. Sprinter-rouleur plus que grimpeur. Coureur intègre, qui manifestement ne s’est jamais livré à des pratiques litigieuses.)

Martin médiatique

Patricia Martin, Nicolas Martin, Serge Martin, Jean-Christophe Martin… Nous investissons Radio France en douceur… Sans compter Louis Martin, radio Canada… Julia Martin à la météo de Télématin… Ce n’est qu’un début. Bientôt, nous les prendrons, les médias… Mais, chut…

Martin basque

J’ai commencé à m’intéresser à Aurélie et Aurore Martin, indépendantistes basques, traquées par la police en 2016. Puis j’ai perdu leur trace.

Martin ambassadeur

Claude Martin, ambassadeur, a publié en 2018 La diplomatie n'est pas un dîner de gala : Mémoires d'un ambassadeur Paris-Pékin-Berlin

 

DES NOUVELLES DE JEAN-PIERRE MARTIN

Le 20 juin 2019, Jean-Pierre Martin, soixante-trois ans, a été en lice pour le titre de plus belle barbe de France. Âgé de 63 ans, habitant un village nommé Quarante dans l’Hérault, il a été sélectionné pour le championnat de France de la barbe, catégorie barbe de moins de vingt centimètres. Sa barbe fait dix-sept centimètres, et il l’entretient avec soin, vingt-cinq minutes chaque jour. Il est parmi les doyens de la compétition.

Un autre Jean-Pierre Martin, quasiment le même jour, était médaillé pour avoir fait trente ans de pompier. Il est originaire de Néant sur Yvel.

A Bouère le 25 novembre 2019, lors de célébration de la Sainte-Barbe, Jean-Pierre Martin, chef de centre, a présenté et décoré les sapeurs promus. Parmi eux, le sergent-chef Sébastien Martin, nouvel adjudant. Année faste, avant le Grand Confinement.

Selon L’Est républicain, à la section « Bar-le-duc », à Sourcy Saint-Martin, Jean-Pierre Martin, octogénaire et figure de la commune, vient de sortir un nouvel ouvrage, Alerte, en hommage aux sapeurs-pompiers et en vente à son domicile.

Jean-Pierre Martin, maire de Plerneuf depuis 2001, vient de disparaître ce 17 octobre 2020, à l’âge de 66 ans.

Grâce à Jean-Pierre Martin, chef de projet du Viaduc de Millau (ouvrage de pont imposant né d’après les projets de l’architecte anglais Norman Forster), j’apprends l’expression : « coffrage grimpant ou auto-grimpant ».

A noter aussi que Jean-Pierre Martin est un nom qui prédestine à la présidence : Jean-Pierre Martin, président de l’Union des couveuses, Jean-Pierre Martin président du stade niortais, Jean-Pierre Martin Président de la Commission du droit de l'immobilier du Barreau de Paris, Jean-Pierre Martin président du Club d’investissement Cadet Roussel de Saint-Georges sur Baulche, Jean-Pierre Martin président des anciens maires et adjoints du Doubs, Jean-Pierre Martin président de l’Association syndicale autorisée d’irrigation du Sud-Grésivaudan, Jean-Pierre Martin président de la truite du haut Champsaur, Jean-Pierre Martin président de l’association agréée pour la pêche et la protection du milieu aquatique (AAPPMA) du Leff, à Pléguien, Côtes d’Armor (qui défend la truite fario sauvage, ainsi que le saumon), Jean-Pierre Martin président de la commission de cosmologie de la société astronomique de France.

On attend un Jean-Pierre Martin président de la république. Ou plutôt, on le redoute.

 

DE NOS ÉCRIVAINS

De l’aventure posthume de Martin de Braga et de la malédiction qu’elle fait peser sur notre tradition littéraire. David Martin, champion des titres longs. Des effets de la confusion patronymique sur la réputation, la postérité, et la mort. Nos prix Nobel. Martin et l’Académie française. Des très nombreux Martin, avec ou sans prénom, recensés par Joseph-Marie Quérard. Nos prix Nobel. Comment nous sommes entrés à l’Académie. Le cas d’Alexandre Martin. Celui d’Édouard Martin, auteur de pièces de Labiche, et cependant disparu de nos mémoires. Comment Antoine-Louis Martin dit Louis Aimé-Martin consuma son existence dans l’ombre des grands écrivains.

De l’aventure posthume de Martin de Braga

A Martin de Braga, sans doute le premier écrivain à se nommer Martin, mais pas le dernier, revient l’honneur d’inaugurer, dès le VIe siècle, l’entrée des Martin en littérature, et donc d’ouvrir le chapitre d’une longue histoire. A ce moment se joue peut-être le destin de tous ceux qui, sous le sigle « Martin » et de façon exponentielle, vont s’afficher comme auteurs pendant les siècles suivants, dans de multiples genres, à la vitrine des libraires.

L’œuvre de Martin de Braga, souvent inspirée de Sénèque, est essentiellement composée de traités moraux, en particulier : Pro repellanda jactantia (Pour éviter l'ostentation), De superbia (De l'orgueil), De Exhortatio humilitatis (Exhortation à l'humilité). Le caractère confidentiel de sa postérité est conforme à sa modestie. On parla peu de lui, mis à part quelques esprits autorisés dans l’institution ecclésiale, quelques savants théologiens, quelques chercheurs maniaques.

Jusqu’à ce 10 mai 1889 où contre toute attente, au moment même où on le redécouvre, apparaît une autre image de Martin de Braga.

Ce jour-là, lors d’une séance de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans un premier temps, M. Gaston Paris, Professeur à la chaire de langue et littérature française du Moyen Age au Collège de France, philologue romaniste réputé, auteur d’une Histoire poétique de Charlemagne et d’une Vie de Saint Alexis, lit une note sur Martin de Braga et Sénèque, où l’évangélisateur des Suèves sort grandi d’avoir été confronté au philosophe stoïcien.

C’est alors que prenant la parole à son tour, Monsieur Jean-Barthélémy Hauréau, membre distingué de l’Institut, auteur, en particulier, d’une Histoire de la philosophie scolastique en trois volumes, semblant ignorer l’intervention de son prédécesseur et sans s’adresser particulièrement à lui, se met à reprocher d’un ton assertif à Martin de Braga de s’être attribué le Liber de quatuor virtutibus (que beaucoup de manuscrits donnent sous le nom de Sénèque) sous le titre Formula honestae vitae. Ce même orateur alla jusqu’à affirmer avec calme et assurance que Martin avait commis un plagiat.

L’accusation était prononcée par un homme connu pour sa rigueur scientifique. Au cœur de cette digne assemblée, le mot fit particulièrement tache. L’Académie des Inscriptions et Belles Lettres ne réagit pas comme le public d’un prétoire, dans une houle d’exclamations, mais on sentit, parcourant le corps des lettrés, un frisson général. Pendant que Martin de Braga se retournait dans sa tombe, le sang de M. Gaston Paris se glaça. Excédé en son for intérieur, mais tâchant de n’en rien montrer, Paris avala sa salive, dissimula son émotion et s’efforça d’établir en réponse, avec pondération, que l’évêque Martin, tellement connu pour sa vertu, tellement honoré comme un saint, n’avait pu être plagiaire, cela tombait sous l’évidence, qu’il avait réellement composé de sa main propre la Formula honestae vitae, tout en pratiquant l’innutrition.

Après cette déclaration, M. Hauréau présenta froidement son objection : on possède deux textes attestés de Martin de Braga, dit-il de sa voix magistrale, une Epistola moralis et une Hominia correctione rusticorum. Or, Messieurs, ces deux textes, je les ai déchiffrés avec attention, ils sont écrits dans une langue barbare qui ne ressemble en rien à la « latinité fleurie et apprêtée » (telle fut son expression), du Liber de quatuor virtutibus.

A la séance suivante, Hauréau repartit à la charge. Lisant une note sur le De Ira attribuée à Martin de Braga, il fit d’abord remarquer que cet opuscule sur l’art de tempérer la colère, Martin l’avait écrit, comme il le précisait dans sa dédicace, pour complaire à son collègue nommé Vitimir. Le savant démontra ensuite, preuves à l’appui, que le De ira de Martin n’était qu’un assemblage de phrases empruntées aux trois livres de Sénèque De ira ad novatum.  M. Gaston Paris ne jugea pas nécessaire de réfuter les allégations de M. Hauréau. Il se contenta de se dire profondément étonné qu’« un prélat dont la piété et la vertu ont été vantées par tous ses contemporains, ait pu se rendre coupable, à deux reprises, d’un tel méfait. »

Ces controverses nous importeraient peu s’il ne s’agissait de Martin de Braga, et donc du premier écrivain à notre connaissance à se nommer Martin. Nous aimerions pouvoir l’innocenter.

David Martin, champion des titres longs

Neuf siècles plus tard, on relève un David Martin, fils de Paul Martin, né à Revel (Haute-Garonne) en 1639. Il mérite, paraît-il, de figurer « parmi les bons prosateurs du Refuge ». Ne prenons pas ce compliment à la légère. Le Refuge fut vaste, nombreux furent les protestants à fuir, et ils emportèrent avec eux de belles plumes. Connu particulièrement pour « La Bible Martin », ce théologien fut le grand spécialiste des titres longs. Ainsi : Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ expliqué par des notes courtes et claires sur la version ordinaire des églises réformées : avec une préface générale touchant la vérité de la religion chrétienne, et diverses autres préfaces particulières sur chacun des livres du Nouveau Testament, Utrecht, F. Halma, 1696, in-4°. Ou encore : Traité de la religion révélée, où l'on fait voir que quelques livres du V. et du N.T. sont d'inspiration divine ; on donne des règles générales pour les expliquer, et l'on prouve invinciblement, contre les hérétiques modernes, la vérité des plus profondes doctrines de la religion chrétienne, Leuwarden, 1719, 2 vol. in-12 ; Amsterdam, 1723.

On observe chez lui une volonté apologétique et didactique, un désir à la fois de convaincre et de séduire. Il accorda autant d’importance à la parole qu’à l’écrit, ce qui le distingue de la majorité des lettrés. Le vœu le plus ardent de Martin était de mourir en chaire. Il fut exaucé. Le 7 septembre 1721, à l’âge de 82 ans, il fit un sermon sur la sagesse de la Providence dans lequel il se surpassa et à la fin de sa prédication, il se sentit si épuisé qu'il fallut le transporter chez lui. Une fièvre violente l’emporta en deux jours.

Des effets de la confusion patronymique sur la réputation, la postérité, et la mort

Contrairement à Martin de Braga, reconnaissable entre mille grâce au nom de la ville suève où il officia, David Martin ouvre la série des Martin menacés par l’homonymie. Ici, ce n’est pas le plagiat qui menace, mais plutôt le risque de confusion - par exemple, avec David Lozell Martin, écrivain américain qui vit dans la région de Washington, auteur de plusieurs best-sellers internationaux dont Un si beau mensonge et Tap-Tap. Lorsque les noms d’auteurs sont si proches, on ne peut s’empêcher de rapprocher les œuvres. On dira que les genres sont très différents, que des siècles les séparent, et qu’avec David Lozell Martin, la vocation littéraire, désormais sécularisée, s’est manifestement détachée de l’inspiration religieuse qui aura, dans des temps plus anciens, incité à noircir des tonnes de papier. Ces deux David Martin, du fait qu’ils officient pour chacun d’entre eux dans des catégories très différentes, sont encore assez identifiables en tant qu’auteurs distincts.

Mais les autres ? Tous les autres innombrables Martin ?

Nos prix Nobel

A la fin du XVIIe siècle, Pierre Martin, un fermier d'Isserpent dans l’Allier, receveur de la baronnie de Châtel-Mortagne-Arfeuilles, acquiert en 1739 le domaine dit « du Gard ». Voulant se distinguer de ses frères, il se fait appeler Martin du Gard. Du même coup, la famille accède à la noblesse de robe. Si ce Pierre Martin n’avait pas anobli son nom, Roger Martin du Gard, son descendant, aurait reçu le prix Nobel en 1937 sous le nom de Roger Martin. Autrement dit, nous, les Martin, nous aurions eu le prix Nobel. Mais si Roger Martin du Gard s’était appelé Martin, aurait-il accédé à une telle notoriété ? Serait-il en pléiade ? L’Académie suédoise lui aurait-elle seulement prêté attention ? Qu’il nous soit permis d’émettre quelques doutes.

Quant au cas extraordinaire de Harry Martinson, prix Nobel, j’ai déjà évoqué son cas extraordinaire dans Le monde des Martin, au chapitre 35.

Martin et l’Académie française

Et l’Académie française ? Jules Martin a consacré un ouvrage entier à cette noble institution dans un ouvrage intitulé : Nos Académiciens : Académie Française, Portraits et Biographies ; Notice Sur Les Règlements de l'Académie, Les Prix Décernés, Statistiques, Des Élections, etc.

Je prends en quelque sorte sa suite pour relever quelques prix de l’Académie française obtenus par des nommés Martin, auxquels il ne s’intéresse par spécifiquement : Alexandre-Louis Martin dit Louis Aimé-Martin pour De l’éducation des mères de famille en 1828, Henri Martin, Grand Prix Gobert de l’Académie française en 1851, Joseph Martin, prix Monthyon de l’Académie française pour Contes et chants de la tranchée (Colpin) en 1921, Marie-Madeleine Martin pour son œuvre, Grand Prix Gobert, (voir chapitre 34), Henriette Martin le Dieu, prix Anais Ségalas de l’Académie française  pour Marietta martin, morte au champ d’honneur (voir chapitre 35),, (A Taffin-Lefort) en 1946,  J-M Martin, pour un Dictionnaire franco-japonais, prix de la langue française de l’Académie française en 1953, Jean-Claude Martin pour Pavane pour Bénédicte, Prix Antony Valabrègue de l’Académie française en 1983, Jean-Pierre Martin, prix Louis Barthou de l’Académie française pour Henri Michaux en 2004, Claude Martin prix Jacques Fouchier pour La diplomatie n’est pas un dîner de gala, Mémoires d’un ambassadeur en 2019… J’en oublie certainement. Il y a beaucoup de prix décernés pas l’Académie française, mais la noble institution leur confère un prestige dont un Martin, croyant par principe ne mériter aucune distinction, se sent immédiatement honoré.

Nous comptons même parmi nous un académicien, notable exception : Henri Martin. Ce romancier avorté, pendant quelque temps notaire, se consacra finalement à la recherche historique. Son Histoire de France en seize volumes fut diffusée à l’égal de Michelet. « Henri Martin, écrit Paul Lacroix, qui travailla longtemps avec lui, a mis une rare persévérance à poursuivre son fauteuil. Pendant tout près d’un quart de siècle, il s’est tenu à l’affût, guettant toujours, se présentant de temps à autre, et lorsqu’il ne retirait pas sa candidature au dernier moment, recueillant la voix de son ami M. Legouvé, renforcée quelquefois d’une ou deux autres. Aujourd’hui, le voici au terme de ses vœux : tout vient à point à qui sait attendre. »

(Il paraîtrait qu’un autre Martin dont nous avons oublié le prénom posa maintes fois sa candidature à l’Académie, sans succès, et finit, pour cette raison, par se suicider, ou par mourir de chagrin, ce qui revient au même).

Des très nombreux Martin, avec ou sans prénom, recensés par Joseph-Marie Quérard

Dans le tome cinquième des quatorze volumes consacrés par Joseph-Marie Quérard (né en 1796 le 6 nivôse an V et mort en 1865) à La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que littérateurs étrangers qui ont écrit en français, plus particulièrement pendant les XVIIIe siècle et XIXe siècles, on ne compte pas moins de soixante-seize Martin.

Certains d’entre eux n’ont écrit qu’un ouvrage, parfois même seulement une notice. Joseph-Marie Quérard, soucieux en général de ne s’attirer les foudres d’aucun scribouillard, s’évertua à ne froisser aucun des Martin auteurs, de crainte peut-être que tous ne se retournent solidairement contre lui. Se côtoient ici des savants très spécialisés, des prêtres, pasteurs ou curés, des docteurs, des savants, des théologiens, des avocats, des juristes, des littérateurs en tous genres (nous retrouvons parmi eux un certain nombre de nos personnages, que nous n’avons pas choisi d’abord pour leurs écrits ou leur savoir : ainsi Dom Claude Martin auteur d’œuvres théologiques ou le major Claude Martin, auteur d’un testament et de deux plans topographiques exécutés dans l’Atlas du Bengale du Major Rennel, ou encore George Martin qui fit l’éloge du Major Martin). A quoi il faut ajouter, dans le tome consacré aux écrivains pseudonymes, auquel renvoie le bibliographe, d’authentiques Martin, mais travestis.

Cherchant l’égalité, Joseph Marie Quérard, nivelle. Chacun est perdu dans la masse. Si jamais il se trouva dans ces époques un génie chez les Martin, il aura été noyé parmi les médiocres. D’autre part, malgré le caractère méticuleux de l’entreprise, de façon incompréhensible mais sans doute pour ne pas compliquer des recherches déjà épuisantes, Quérard ampute quelques Martin de leur prénom, ou ne leur concède qu’une initiale, ce qui équivaut à une seconde mise à mort. On trouve ici, couvrant les moissons du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, une production remarquablement diversifiée, avec une absence tout aussi remarquable des femmes. On imagine le travail considérable de bibliographie échu à un nouveau Quérard, désireux de mettre à jour la liste de tous les Martin écrivailleurs qui depuis ce temps ont continué à labourer le champ des lettres avec polyculture intensive.

Alexandre Martin, littérateur

Parmi les Martin scrupuleusement inventoriés par Quérard (chez qui je soupçonne une ascendance martinienne), retenons un cas intéressant, Alexandre Martin, littérateur né en 1795. A l’origine, se voulant, semble-t-il, auteur de théâtre, il a écrit d’assez nombreux vaudevilles, et manifestait une certaine ambition littéraire - ainsi dans Des mémoires d’un prêtre régicide (1829). Il a aussi publié des classiques (Boileau, La Fontaine, Molière) et a souvent pris des pseudonymes tels que Saint Ange, Martin Saint-Ange, Saintange… Son Traité complet sur l’éducation physique et morale des chats suivi de l’art de guérir les maladies de cet animal, chez Audot, a paru en 1828 (année particulièrement féconde) sous un pseudo multiple : Catherine Bernard, portière, Dardanus, ancien apothicaire, et H… Martin Saint Ange, Saintange. En dehors de ce divertissement félin, Alexandre Martin se concentre pendant quelques années sur la gastronomie et l’art de la table. Sa bibliographie est impressionnante.  Ses publications se succèdent au fil des mois, en particulier dans ses années les plus prolixes, 1827 et 1828. En 1827, il publie un Bréviaire du gastronome, ou l’Art d’ordonner le dîner de chaque jour, suivant les diverses saisons de l’année, pour la petite et la grande propriété, précédé d’une Histoire de la cuisine française et moderne. Mais son ouvrage le plus célèbre est peut-être, sous le pseudo de Louis Clerc, le Manuel de l’amateur d’huîtres contenant l’histoire naturelle de l’huître, une notice sur la pêche le parcage et le commerce de ce mollusque en France, et des dissertations hygiénistes et gourmandes, paru lui aussi chez Audot, et dépourvu de coquilles. S’adressant essentiellement aux ostréophages, Alexandre Martin traite l’huître, avant Francis Ponge, comme un monde à part entière, voire un cosmos, mais cette fois les papilles du lecteur sont excitées, et l’on est invité à passer à table. Dans les livres qui suivent, l’éditeur précise à chaque fois : « par l’auteur du Manuel de l’amateur d’huîtres », ce qui montre à l’évidence qu’Alexandre Martin, à cette époque, a déjà connu un certain succès, au reste confirmé par la réédition, l’année suivante, de son Bréviaire du gastronome. On lui doit aussi un Manuel (nouveau) complet du propriétaire d’abeilles ou Traité théorique et pratique de la culture de ces insectes, un Manuel de l’amateur de café, ou l’Art de prendre tous les jours de bon café, un Manuel de l’amateur de melons, un Manuel de l’amateur de truffes, paru chez Auguste Udron en 1827, Le cuisinier des gourmands, ou la cuisine moderne enseignée d’après les plus grands maîtres suivi de l’Art de découper les viandes et de les servir à table, chez Froment en 1829.

Documenté sans excès, savant sans cuistrerie, citant d’un clin d’œil Pline, Cicéron, Martial ou Ovide, Alexandre Martin classe lui-même certains de ses livres dans les « ouvrages humoristiques ». Sans doute un peu las d’être cantonné dans la littérature de bouche, craignant que la postérité ne le réduise à ce genre mineur, il a su élargir et varier son menu. On peut aussi lire sous sa signature prolifique un Manuel de l’homme du monde, un Guide complet de la toilette et du bon ton, puis un Manuel du marié ou Guide à la mairie, au festin, au bal, etc précédé d’une Histoire du mariage chez les peuples anciens et modernes, ouvrages tous parus la même année, toujours 1828, toujours chez Audot.

Alexandre Martin fut aussi un écrivain voyageur. En 1829, autre année intense, il fit paraître chez Pillet aîné, imprimeur du roi, rue des Grands Augustins, à Paris, L’Hermite en Suisse, ou Observations sur les mœurs et les usages suisses au commencement du XIXe siècle - complété en 1834 par La Suisse pittoresque et ses environs. Le plus souvent, l’explorateur ne quitte pas sa chambre de la journée. Il descend cependant pour le dîner et se livre alors à des observations ethnographiques où sa plume anticipe un humour à la Henri Calet - celui de Rêver à la suisse ou de L’Italie à la paresseuse. On peut lui reprocher une surabondance de passés simples, mais nous sommes encore au début du XIXe siècle. Il compose un second Hermite, L’Hermite à Alger, en trois volumes, destiné à la publication en 1832. Le libraire éditeur ayant, dit-on, fait de mauvaises affaires, l’impression en fut suspendue à la troisième feuille.

On attend encore à ce jour une édition des œuvres complètes d’Alexandre Martin, assortie d’une biographie de cet auteur, dont l’existence mystérieuse fut à coup sûr faite de voyages, de bonne chère, de conversations dans des salons lettrés et d’heures prostrées à une table d’écriture.

Le cas d’Antoine-Louis Martin dit Louis Aimé-Martin

Autre passionnant cas de figure : Martin écrivaillon attaché au service d’un maître admiré au détriment de sa propre ambition. Se donnant tout entier au grand homme, il se sent tout petit, finit de perdre une identité déjà bien compromise et en oublie son propre génie éventuel. Si nous nous attardons un peu sur Louis Aimé-Martin, c’est parce que nous pensons qu’il y a là une pente possible, fatale à beaucoup d’entre nous.

Aujourd’hui que Louis Aimé-Martin est presque effacé de nos mémoires, je voudrais pouvoir réparer cette injustice, réfuter des jugements sévères émis à son sujet par quelques contemporains jaloux, tels que celui-ci : « Si Monsieur Louis Aimé-Martin a quelque chose de commun avec Bernardin, ce n’est pas le style ». Ou encore, celui de Sainte-Beuve, connu pour se tromper régulièrement et dont le mépris en principe désigne une future gloire des Belles Lettres : « C’était un homme assez instruit, un éditeur estimable, mais un écrivain déclamateur et sot. »

Louis Aimé-Martin s’appelait en vérité, selon l’état civil, Antoine-Louis Martin. Le stratagème d’un nom de plume si proche du nom ancestral, cette ruse suprême où Martin se précède d’un Aimé et se fond avec lui grâce à un trait d’union, tout cela n’a été découvert, semble-t-il, que tardivement. A l’occasion de la parution de son Langage des fleurs, en 1819, chez Audot (éditeur qu’il partage avec Alexandre Martin), Antoine-Louis Martin prit le pseudonyme encore moins repérable de Charlotte de Latour, craignant sans doute d’être moqué pour un sujet trop efféminé à ses yeux, et qui lui apparaissait comme un divertissement.

Voici un homme de lettres qui aimait, autant qu’écrire, fréquenter les écrivains de renom, se dire leur ami, vivre à l’ombre d’une grande destinée. Il y a plusieurs façons de le présenter : comme le second mari de la seconde femme de Bernardin de Saint Pierre, et l’auteur d’une biographie de Bernardin de Saint-Pierre ; comme l’ami plus que dévoué de Lamartine ; ou encore comme un auteur à part entière, signant entre autres Réhabilitation d’Estienne Dolet (Paris, 1830, 60 ex.), Lettres à Sophie, De l’éducation des mères de famille (Paris, Charles Gosselin, 1834, 2 vol. in-8), (déjà mentionné pour un prix de l’Académie française) - et d’autres publications qui occupent bien une page et demie dans la bibliographie de Joseph Marie Quérard.

En fait, Louis Aimé-Martin est surtout connu comme le disciple et l’ami de Bernardin de Saint-Pierre. En 1792, le célèbre auteur de Paul et Virginie, alors âgé de cinquante-deux ans, avait épousé une jeune fille de vingt ans, Félicité Didot (fille de l’imprimeur). En 1800, après la mort de Félicité, il se remaria avec une autre jeune fille, Marguerite-Charlotte-Désirée de Pelleport, fille d’Anne-Gédéon de la Fitte, marquis de Pelleport (dont la vie fut étonnamment aventureuse). A la mort de Bernardin de Saint-Pierre, Louis Aimé-Martin prit sans barguigner pour épouse Marguerite Charlotte Désirée. Ces épousailles mimétiques lui apparurent comme une évidence. Il se glissait dans les pantoufles du maître. Honorer la jeune veuve, c’était bien le moins qu’il puisse faire afin de célébrer la mémoire d’un mentor dont il avait édité les œuvres. Après quoi il publia une vie de Bernardin de Saint-Pierre. Mal lui en prit : Léger-Didot, un ancien beau-frère du grand écrivain, lui intenta un procès. Procès perdu par Martin. Un autre membre de la famille écrivit un libelle vigoureusement intitulé :  La vérité en réponse aux calomnies répandues dans un écrit intitulé : Essai sur la vie et les ouvrages de Bernardin de Saint Pierre. N’entrons pas dans le détail des interminables polémiques qui s’ensuivirent et empêchèrent certainement Martin de dormir, ou même pendant un temps d’écrire, avant qu’il ne reprenne la plume dans un livre plus que tout autre nécessaire, un supplément à l’essai renfermant l’histoire de sa conduite pendant la Révolution et de ses relations particulières avec Louis, Joseph et Napoléon Bonaparte. Louis Aimé-Martin y réfute les accusations portées à son encontre. Quérard l’approuve chaudement dans sa notice.

Après avoir fréquenté intimement Bernardin de Saint Pierre, craignant de n’avoir plus à se prosterner devant un vivant plus grand que lui, Louis Aimé-Martin se mit à courtiser Lamartine. Entre le Lamartine et Martin, la proximité phonique des patronymes facilita certainement une relation d’emprise. Il y avait là un message subliminal (à noter que pour Lamartine comme pour Martin du Gard, un embellissement du radical fait toute la différence ; d’un côté les Martin de base, de l’autre les Martin agrandis et ornementés).

Martin et Lamartine correspondirent à partir de 1824. Ou plutôt, Martin écrivit de longues lettres déférentes à Lamartine qui lui répondit courtoisement. Lorsque Alphonse de Lamartine fut en poste à Florence, Louis et Charlotte lui rendirent visite, et se lièrent d’amitié avec Alphonse et Marianne. Avoir un ami tel que Lamartine, dans un esprit tel que Martin, c’était comme contracter une dette. De son côté, Alphonse pressentit qu’il pouvait tout demander à son admirateur. Il lui emprunta de l’argent, lui demanda de veiller en son absence à l’approvisionnement de son domicile parisien en bois de chauffage. Louis fournit ses chevaux en avoine, obtint des négociants le meilleur prix pour ses vins de Mâcon, et veilla à promouvoir l’œuvre du grand homme en vantant dans le Journal des débats ses écrits littéraires ou politiques. Il serait fastidieux d’énumérer tous les services que Martin rendit à Lamartine.

En récompense, Lamartine soutint la candidature de Martin à l’Académie française contre celle de Vigny, voyant peut-être là du même coup l’occasion de pousser un médiocre afin de ne pas subir la présence, dans un fauteuil proche, d’un rival prestigieux. En vain.

Ces liens étroits avec deux littérateurs illustres n’empêchèrent nullement Louis Aimé-Martin de poursuivre une œuvre personnelle, et ce, jusqu’à son dernier souffle. Voulant sans doute échapper à l’angoisse de l’influence, se consacrer enfin librement, entièrement à ses propres travaux, il décida de vendre son énorme bibliothèque. Non sans un serrement de cœur, mais ainsi allégé, pensait-il, il allait prendre son essor. Il ne connut véritablement son heure de gloire qu’après avoir passé l’arme à gauche, lorsque Lamartine prononça devant sa tombe un vibrant éloge funèbre le 27 juin 1847. C’était bien le moins qu’Alphonse pût faire, en reconnaissance d’une amitié aussi loyale et aussi serviable. « Louis Aimé-Martin, déclara généreusement Lamartine, a contracté parenté avec les âmes de Fénelon, de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. »

Le cas d’Edouard Martin, auteur de pièces de Labiche, et cependant disparu de nos mémoires

Régulièrement menacés par l’homonymie, souvent spécialisés à l’extrême, noyés dans l’érudition, ne sachant pas toujours doser leur humour, enclins au poème incommunicable, les Martins écrivains passent le plus souvent inaperçus. Même lorsqu’on leur doit une forte contribution à une œuvre d’importance. C’est le cas d’Édouard Martin, ami de Théophile Gautier et d’Edmond About. Ce jeune dramaturge était prometteur. Il a participé à l’écriture de plusieurs pièces d’Eugène Labiche et non des moindres (ainsi L’affaire de la rue de Lourcine ou Le voyage de Monsieur Perrichon). Il est cependant passé aux oubliettes, et fut tragiquement atteint d’une maladie mentale dans la quarantaine, peu avant de s’éteindre. A noter ceci :  lorsqu’Eugène Labiche écrit Le prix Martin (où Ferdinand Martin est trompé par son ami Agénor Montgommier), ce n’est pas avec Edouard Martin, mais avec un certain Emile Augier qui lui non plus n’a pas recueilli un grand fruit de sa collaboration.

La martinologie littéraire

La martinologie littéraire est une science toute nouvelle, encore dans les limbes. Afin d’accéder à une reconnaissance, elle pourrait se nommer les « Martin studies ». Elle s’intéressera exclusivement à la carrière des écrivains nommés Martin, fussent-ils des lettrés laborieux, des scribouillards sans lecteurs ou des fous littéraires. Elle les considèrera tous comme dignes d’intérêt, enquêtant dans une perspective comparatiste sur leurs déboires parallèles, réparant ici ou là, éventuellement, une injustice de la postérité. La martinologie littéraire sondera ainsi les petits secrets qui font que les hommes écrivent.

 

MARTIN POÈTE

Martin, en principe, n’est pas prédestiné à la poésie. S’il ressent intérieurement une telle vocation, celle-ci est d’emblée contrariée. L’évidence lui sautera dès l’enfance aux oreilles : à l’inverse d’un Verlaine, d’un Rimbaud, d’un Hugo, d’une Nerval, d’un Baudelaire, son nom propre est fait pour la prose.

Une autre poésie cependant aurait se faire jour malgré le handicap.

La poésie doit être faite par tous, non par un, déclarait Isidore Ducasse dit le comte de Lautréamont. Nous aurions pu réaliser ce vœu. Hélas, beaucoup d’entre nous, pour faire poètes, ont pris en catimini un pseudonyme poétique aux sonorités inattendues, de préférence exotiques, espérant ainsi accéder à une certaine reconnaissance. A chaque publication, quelques lecteurs fidèles, se voyant adresser gratuitement leur plaquette, leur répondent régulièrement par de brefs messages de louange, prenant la précaution d’éviter tout commentaire herméneutique afin de ne pas courir le risque de réduire à un contre-sens l’obscurité polysémique d’un poème lapidaire, d’autant que taquinant eux-mêmes la muse, ces récepteurs espèrent de la part du destinataire un geste équivalent lorsque paraîtra leur propre recueil. Échange de bons procédés qui fait prospérer un réseau poétique de prête-noms où chaque Martin pseudonymé serait bien surpris d’apprendre que l’autre se nomme pareillement.

Résultat : les Martin poètes, trahissant leur origine, prenant des noms ronflants de poètes, se fondant dans la masse des poètes en général, forment comme tous les autres une sorte de cinquième colonne de la littérature. Alors que « le poète Martin » aurait pu, en tant que barde collectif, polliniser l’ensemble du domaine.

Frédéric Martin, lui, bien que poète, a héroïquement gardé son nom. Est-ce pour cette raison, pour ne pas avoir pris un masque, qu’il se distingue de tous les autres ? Il vend ses poèmes sur les marchés, ce qui le distingue de sa corporation. Loin de vouloir atteindre une poésie sublime ou hermétique et de prétendre atteindre une magie cryptée, il prône une poésie du quotidien, une poésie utile, accessible à tous. Ce sont des poèmes de circonstance : pour un mariage, une naissance, un décès, des fiançailles, une déclaration d’amour… Encore jeune, venant à peine d’atteindre la soixantaine, on ne désespère pas qu’il fasse accéder le nom « Martin » à une certaine notoriété, du moins dans la catégorie des poètes de marché.

Du reste, il y a sous le nom de Martin un indéniable poète (pas le seul sans doute), et salué à ses commencements par André Breton : Yves Martin. On ne s’étonnera pas outre mesure du fait que ses livres soient difficiles à trouver aujourd’hui : s’appeler Martin et faire poète, c’est doublement défier la postérité. Yves Martin fut ami d’un autre héros de la littérature, Jean-Pierre Martinet, qui n’a pas lui non plus daigné se donner un pseudonyme, sans doute par désir de conforter un ratage originel dont sa notice biographique fait état : « Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il est arrivé nulle part. Il a quitté un poste à l’ORTF pour acheter un petit kiosque à Tours, après quoi il a fait faillite et a constamment écrit tout en voulant abandonner la littérature. Il est mort de la même façon qu’il a vécu : pauvre, seul et alcoolique. »

 

D’UNE DIFFICULTÉ GRANDISSANTE POUR LES BIBLIOTHÉCAIRES A ÉTABLIR DES BIBLIOGRAPHIES PERTINENTES SOUS LE NOM DE MARTIN ET PLUS ENCORE SOUS CELUI DE JEAN-PIERRE MARTIN

Qu’un Martin, bien qu’en principe individué et pourvu d’un corps unique, ne renvoie pas à une seule personne, ce phénomène est patent pour les nombreux Martin qui se sont piqué de littérature ou du moins d’écriture. Un Martin ne pourra, comme la plupart des auteurs, maintenir l’apparence d’une identité unique et stable. Son nom est en lui-même, du moins en principe, une leçon de sagesse et de modestie. La condition martinienne semble s’opposer frontalement et naturellement à la tendance narcissique-egocentrée de la condition artiste.

Même un succès populaire ne nous assurera pas entièrement d’une existence unique. Ainsi lorsqu’en mars 2016 on annonça la mort de George Martin (quatre-vingt-dix ans), producteur des Beatles, surnommé « le cinquième Beatles », les fans de Games of Throne ont cru que leur auteur fétiche George Raymond Martin (né comme moi en 1948) venait de disparaître. Heureusement, face à une telle circonstance, George Raymond Martin, après un léger haut le cœur, sut répliquer avec à-propos par une phrase de Mark Twain : « Les rumeurs concernant ma mort sont très exagérées ».

Cet exemple montre à quel point l’existence d’un Martin en général, comme l’événement de sa disparition, est chose fragile, à quel point une célébrité qu’il croyait acquise est problématique, à quel point sa reconnaissance littéraire, ou même simplement livresque, est compromise ou contrariée. Ce qui peut expliquer l’ambition limitée de la plupart des auteurs dotés d’un tel patronyme : Martin, c’est la mort de l’auteur.

Conscients de la nécessité de compenser la vulgarité de leur appellation par la sophistication de leur spécialité, les Martin auteurs excelleront à labourer le champ d’une petite parcelle qu’ils seront presque les seuls à défricher, et s’adonneront avec délectation à des recherches de fourmis dans des bibliothèques rurales où se nichent des archives que personne ne consulte. Comment sinon, préserver la fragile singularité d’un nom de plume hanté par le vertige de l’indistinction ?

Étant donné le nombre croissant de livres et de maisons d’éditions, la longue carrière des enfants du baby-boom et la prolifération des homonymes, la tâche est rude, même pour un libraire ou un bibliothécaire averti, si l’on prétend se repérer dans le monde des publications sous la rubrique « Martin ».

Régulièrement menacés par l’homonymie, délibérément spécialisés à l’extrême, noyés dans l’érudition, les Martins auteurs passent le plus souvent inaperçus. Il n’est pas rare qu’ils consacrent entièrement la dernière partie de leur vie à un ouvrage sur un sujet à la fois pointu et ambitieux, afin de pouvoir prétendre à une sorte de monopole en la matière, ainsi cet Ernest Martin, officier de marine devenu historien, dont fut publié à titre posthume, en 1900, trois ans après sa mort, une monumentale Histoire de Lodève des origines à la Révolution en deux volumes.

Certains d’entre nous compensent cependant l’humilité imposée par une sorte d’assurance paradoxale. « Nous écrivons » disent-ils, considérant que la signature suffit à faire l’auteur, et qu’ils n’ont pas besoin d’écrire pour être publiés : d’autres Martin, prolixes, éclectiques, sacrifiant à tous les genres, écrivent à leur place.

Ce phénomène d’une écriture en quelque sorte anonyme s’est certainement accentué au XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, du fait que les auteurs s’étant multipliés, les Martin en général étant toujours plus nombreux, les Martin auteurs ne se comptent plus, publiant à tour de bras mémoires, romans, journaux intimes, traités, manuels, livres didactiques… tandis qu’à l’inverse le nombre des œuvres signées par des non-Martin, mathématiquement, tend à décroître.

D’où chez nous plus que chez d’autres, une hausse tendancielle de l’aquoibonisme. A quoi bon en effet publier, puisque nous n’avons jamais vraiment la certitude que le nom figurant sur la couverture soit le nôtre, que tout renom est d’emblée compromis par le quiproquo ?

En ce qui concerne Jean-Pierre Martin, le problème n’est pas moindre qu’en ce qui concerne Martin en général.

Mais plutôt que le risque d’anonymat dans un naufrage général de livres compromis d’emblée par le nom de l’auteur, voyons le bon côté de cet imbroglio.

Un exemple parmi tant d’autres : un Jean-Pierre Martin particulièrement ignare à l’endroit du Moyen âge, publiant d’ordinaire quelques ouvrages sur l’histoire des chasseurs alpins, se voit adresser par les éditions Honoré Champion l’édition bilingue d’une chanson de geste anglo-normande de la fin du XIIe siècle, œuvre d’un nommé Beuve de Hamptone, avec les remerciements de la maison, les dix exemplaires promis dans le contrat, et des imprimés publicitaires destinés aux lecteurs éventuels. Notre copatronyme ne s’interroge pas longtemps sur les raisons de cet aimable courrier après avoir constaté que l’œuvre en question a été présentée et annotée par un autre Martin pourvu du même prénom que lui. Sa curiosité est piquée. Il remercie vivement l’éditeur, se renseigne sur ce Beuve de Hamptone - passionnant, en fin de compte, si nous avions plusieurs vies -, se documente vaguement sur le médiéviste réputé auquel il doit cette découverte, se met à le lire un peu dans le texte, abandonne très vite, et trouve des raisons nouvelles de retourner à sa marotte singulière, les chasseurs alpins.

Au lieu de déplorer la confusion patronymique, et d’y voir une aggravation de notre blessure narcissique originelle, nous ferions mieux d’accompagner et d’encourager ce méli-mélo. Voyons comme un bienfait, nous les Jean-Pierre Martin, sous-espèce des Martin, la  bibliographie nettement enrichie qui nous est attribuée. Elle balaie des sujets très divers, avec quelques relatifs succès de librairie parmi lesquels : Grenoble en vingt dates, Nice de lumière et de rêve, Les Alpes, terres de bataille, La rue des précaires, Rue des Terre-Neuvas, Rome et l’occident, Le puritanisme américain en Nouvelle Angleterre, Femmes de Provence, La province romaine, Méridien, méridienne, Psychiatrie dans la ville, La figure de la terre, récit de l’expédition polaire en Laponie (1736-1737), La crise du melting-pot, Imposture, Dans les maquis de la Chartreuse, Trafic de Tortues (pour enfants de 6 à 9 ans), Le nord de la France entre épopée et chronique, Forts et fortifications de Dauphiné-Savoie, Philippe Leclerc de Hauteclocque : l’audace de la raison, L’entreprise et son environnement économique, Normands et Bretons à terre-Neuve au XIXe siècle, Histoire des États-Unis, Histoire romaine, à quoi il faut ajouter, sous la même signature, souvent plusieurs ouvrages sur chacun de ces sujets, chacun de ces Jean-Pierre Martin se  faisant spécialiste dans un domaine qu’il creuse pendant de nombreuses années et dont il tire plusieurs livres. Que serait-il arrivé si nous n’avions pas eu l’intelligence comme instinctive, nous les Jean-Pierre Martin auteurs, de nous distribuer quelques parts à peu près égales du savoir universel, de nous répartir soigneusement divers domaines de curiosité sans jamais empiéter les uns sur les autres ? De ce merveilleux éclectisme, nous jouissons en quelque sorte par capillarité, et il nous arrive d’en tirer quelques bénéfices - ainsi lorsqu’un éditeur m’a demandé mes coordonnées bancaires afin de pouvoir me verser les droits d’auteur concernant un ouvrage intitulé Des abeilles dans mon jardin, un manuel auquel je ne vais pas manquer de m’intéresser.

C’est pourquoi je salue ici bien chaleureusement mes parfaits homonymes, mes frères copatronymiques auteurs. Et je leur lance un appel : Évitons cette rivalité que nous observons trop souvent dans la république des lettres. Pratiquons la solidarité et le contre-don. Tissons patiemment, sous la même signature, l’écheveau d’un Grand Livre à venir. N’hésitons pas à nous approprier tous les livres que nous signons exactement avec les mêmes lettres, et proposons aux libraires et aux bibliothécaires un rayon spécialement dédié à nos productions, je devrais dire : notre production qui manifestant le refus de toute notoriété individuelle, témoigne d’un effort collectif et d’un louable désir d’anonymat, si rare dans notre société du selfie.

 

DERNIÈRES CONSIDÉRATIONS

Peut-on, à partir d’une donnée aussi aléatoire que le partage d’un patronyme, déduire quelques lois générales, une ontologie particulière ? Des tendances, des vocations communes ?

A partir de nos biographies croisées, risquons-nous à énoncer, avec prudence et au risque d’être contredit, quelques théorèmes :

1 Il n’est pas rare qu’un Martin englué dans son milieu natal soit irrésistiblement attiré par un ailleurs où il s’imagine devenir autre que lui-même.

2 A quelque endroit de la planète que nous soyons propulsés par notre saga internationale, un Martin en appelle nécessairement un deuxième, lequel en rappelle encore un autre, et ainsi de suite, dans une sorte de chaîne sans fin, aussi fatale que la reproduction de l’espèce humaine lorsque les conditions de son extinction ne sont pas encore réunies. Autrement dit un Martin se croit seul, un autre le suit à la trace.

3 Des homonymes parfaits (nom et prénom) que tout semblait rapprocher peuvent avoir des existences sans aucun rapport entre elles. D’une façon plus générale, les Martins se ressemblent un peu du fait même de leur nom destinal, mais leurs trajectoires sont diverses et ils disposent chacun d’un potentiel de singularité qu’ils exploitent avec plus ou moins d’obstination.

4 la communauté des Martin, si elle n’est pas pire que toutes les autres, ne se remarque pas particulièrement par des qualités collectives qu’on aimerait voir réunies par une sorte de miracle nominal : pensée libre, attention à l’autre, noblesse démocratique, esprit autocritique, tact et finesse, refus de tout corporatisme et de tout panurgisme…

5 Terriblement conditionné, du moins autant que tout homme, un Martin, pris hors du groupe, est cependant relativement libre. Il se fera, se choisira à partir de son nom. Sa latitude, pour être limitée, n’est pas mince. Mais un Martin pris hors du groupe est une rareté.

Un phénomène troublant : l’un d’entre nous commence-t-il à poindre au firmament des célébrités, son étoile est aussitôt éclipsée par une autre, un non-Martin : Alvaro Martins par Joao Vaz Corte-Real, Abraham Martin par Samuel Champlain, James Martin par Mary Bryant,  Pedro Martins par Alessandro Valignano,  John Martin par William Turner, Pierre Martin par Pierre Kropotkine, Joseph Plumb Martin par Georges Washington,  Joseph Martin l’agent indien par Daniel Boone, Thérèse Martin dite de Lisieux par Thérèse d’Avila, le général San Martin par Simon Bolivar, Joseph Martin l’explorateur par Jules Legras, Victor Martin par Jan Karski, Henri Martin par Jacques Duclos, Martinu par Dvorjak, Agnes Martin par Jackson Pollock,  Dean Martin par Frank Sinatra…

Depuis le début de notre saga, nous sommes déjà entrés en contact à plusieurs reprises avec des peuples primitifs. Grâce à Alvaro Martins, tombés nez à nez avec les Hottentots. Avec Pedro Martins, retenus prisonniers chez les Cafres. En compagnie d’Abraham Martin et de Marie Martin de l’incarnation, fréquenté les hurons, les algonquins et les ouatais. Dans la peau de Bartolomeo Martinez, évangélisé les indigènes de Formose en nous adaptant à leurs coutumes. En cavale avec James Martyn, approché les aborigènes. Sur la monture de Joseph Martin, plus qu’approché les Cherokees. Dans l’uniforme du général San Martin, presque familiers avec les Guaranis et les Pehuenches etc. Depuis ce temps, nous faisons du tourisme.

Nous ne prétendons à aucune exhaustivité, et en particulier, nous sommes conscients d’être loin de la parité. Les filles Martin carmélites, cinq dont Thérèse, font remonter le quota, qui reste cependant insuffisant, nous le reconnaissons bien volontiers.

Marie Martin de l’incarnation mit à profit son veuvage pour entrer au couvent, partir au Canada et abandonner son fils, Thérèse Martin se fit précocement carmélite, Nelly Martin, quoique mariée, ne fit pas d’enfants, se sacrifiant, elle et sa carrière, pour une cause patriotique. Marie-Madeleine Martin voua sa vie à son œuvre réactionnaire, Marietta Martin se retira dans son grenier avant de consacrer son temps à la résistance, Agnes Martin cultiva la solitude, Toutes confirment une tendance générale. Pour qu’une femme puisse entrer dans l’histoire des Martin et inscrire son nom au livre d’or, il lui faut défier le mariage, refuser les enfants, consacrer sa vie à un grand œuvre, lettres, art, sainteté, se vouer corps et âme à une cause.

Il arrive que notre existence soit une succession d’exaltations intempestives, un défilé d’enthousiasmes, une série de fugues, une théorie d’emportements, un enchaînement de séditions et de ruades. Jusqu’à la chute, inévitable.

Malgré les trop nombreux Martins mimétiques, on relève quelques énergumènes.

Un Martin digne de son nom sera en fin de compte digne de sa liberté. Il aura considéré le nom comme un leurre.

Au reste, comme bien d’autres hommes ordinaires, quelques Martin aspirent dans la mesure de leurs moyens à un certain héroïsme.

Les Martin invitent à la digression. Ce sont des récits à tiroirs, des poupées russes, des parenthèses à l’infini, des contes labyrinthiques. D’où leur distraction légendaire. Ils tombent si facilement dans l’histoire des autres qu’ils en oublient leur propre existence.

Dans ce roman vrai, soucieux de suivre le réel dans sa médiocre fantaisie, nous avons été condamnés à restituer les faits au détriment du vraisemblable. En particulier nous n’avons d’autre choix que celui d’être précipité dans le jeu de piste infernal où un Martin en appelle nécessairement un autre.

La Franciade de Ronsard et l’Henriade de Voltaire sont plus ou moins considérées comme des œuvres ratées. Puisse ma Martinade ne pas s’ajouter à cette série, me dis-je dans un premier temps. Et dans un second : après tout, qu’un Martin figure aux côté d’un Ronsard et d’un Voltaire, même dans ce répertoire des œuvres ratées, c’est un sacré progrès pour Martin écrivain.

Sans préjuger de la réception de mes vies de Martin, je leur dois beaucoup. J’éprouve à leur égard bien de la gratitude. Chacun d’entre eux m’aura sorti de la grisaille du quotidien, arraché à la pesanteur de l’actualité.

Rien ne m’a plu autant qu’être à cheval sur deux ou trois Martin. Ainsi, j’ai pu gravir les Andes avec le général San Martin en écoutant la musique de Martinu, tout en me renseignant sur l’expédition de Joseph Martin au Turkestan oriental

Il nous manquait un Grand Récit brûlant. Puissé-je en avoir allumé la mèche.

Tant de Martin encore sur la touche. Ouvrage trop court, décidément. Je voulais une fresque, c’est une esquisse

Il faudrait parler de la condition martinienne dans sa trivialité d’aujourd’hui, en raconter les aventures contemporaines. Celle-ci par exemple :

Philippe Martin attend à l’hôpital avec son fils Hector Martin, huit mois. Il a choisi « Hector », croyant bien faire. C’est pour une radio. Arrive un brancart. On annonce un autre Martin. « Deux Martin en salle d’attente » déclare la dame de l’accueil à la cantonade. Philippe Martin se tient sur ses gardes. Il s’est déjà fait enlever à tort l’appendice quand on devait l’opérer d’une hernie. Il ne tient pas à ce que cette légère méprise, qui aurait pu être nettement plus grave, se renouvelle au détriment de son Hector chéri.

Dans ce domaine comme pour tant d’autres force est de constater le retard de la pensée sur le réel

De même qu’on n’a pas vraiment réalisé l’augmentation considérable de l’espérance de vie, on n’a pas pris la mesure de la multiplication des Martin. Quand on nous dit : Quel est votre nom ? Vous êtes déjà enregistré ? Nous énonçons les deux syllabes de notre patronyme avec aussitôt une phrase du genre « mais je ne dois pas être le seul » - De fait nous nous excusons fréquemment d’exister, avant que nous soyons accusés de quoi que ce soit. En nous il y a du Candide, du Charlot, du Plume.

Même lorsque nous donnons notre prénom et notre commune, la recherche est encore longue, qui conduit à notre personne, sans parler de notre individualité, encore improbable.

Si une voix appelle l’un de nous au téléphone : Allô, Monsieur Martin ? Monsieur Martin n’est jamais vraiment sûr qu’il s’agisse de lui.  Si une autre voix interpelle avec familiarité un Martin par son prénom exact, allô Jean-Claude ? Allô Jean-Pierre ? Allô Jean-Paul ? Monsieur Martin doit encore se tenir sur ses gardes. On peut le confondre avec un chef de vente à Carrefour, un garagiste ou un pilote de ligne.

Numérique ou pas, l’annuaire favorise la promiscuité. La confusion est à son comble.

Quel élu proposera une loi concernant l’obligation morale de préciser dans toutes occasions les prénoms et qualités d’un Martin, avec date et lieux de naissance précisément mentionnés, et de la faire inscrire noir sur blanc, cette obligation, dans la déclaration des droits de l’homme ?

L’angoisse de la ressemblance peut atteindre chez nous des paroxysmes. De sorte que certains martins retors sont exagérément blessés par le léger inconvénient lié à leur patronyme. Ne se contentant pas de vivre, ils voudraient exister, exister mieux qu’eux-mêmes. S’évader. Améliorer leur ordinaire. Ils auraient même éventuellement, pour certains d’entre eux, aspiré à la grandeur. Or ils se sentent poursuivis par une sournoise réputation qui leur fait toucher terre dès qu’ils s’imaginent avoir pris leur envol.

Notre malheur : la déconsidération.

Suis-je l’un d’eux se dit Martin, suis-je tous ? Qu’est-ce qui nous distingue si l’on peut ainsi nous prendre les uns pour les autres, si le principe même de la nomination nous associe malgré nous à une espèce commune ?

Qu’on nous interpelle le plus naturellement du monde et sans aucune intention perverse d’un « Bonjour, Monsieur Martin », et certains parmi nous, pas les plus nombreux, frémissent. Ceux-là, une minorité, ne peuvent s’empêcher de déceler une pointe d’ironie, voire une moquerie à leur égard. Ont-ils raison, ont-ils tort ? D’autres Martin, la majorité sans aucun doute, ne voient là rien de gênant.

- Mais enfin l’ours Martin, l’âne Martin, le martin pêcheur, pourquoi n’ont-ils pas droit de cité dans votre saga tellement anthropocentrée ? me demande un antispéciste

Je lui réponds avec nonchalance, invoquant le fait que je n’ai traité Martin que comme nom propre. J’ajoute pour noyer le poisson, ou pour m’enferrer, que chaque être nommé martin, quelle que soit son espèce, âne, ours homme ou oiseau, est une énigme.

Martin pêcheur, nous l’a-t-on assez répété, dans notre enfance. Et même plus tard.

Assumons. Nous aurions dû nous renseigner.

Le martin-pêcheur est un oiseau rieur. Son cri a une sonorité étrangement humaine. On l’appelle parfois le martin rieur. C’est un oiseau conférencier.

Chez les anciens, chez Pline le jeune en particulier, le martin se serait appelé l’alcyon, oiseau dont la rencontre passait pour un présage de calme et de paix, car il fait son nid pendant les « jours alcyoniens » (soit sept jours avant et sept jours après le solstice d’hiver, pendant lesquels la mer est calme).

Identité controversée.

Mot d'origine grecque paraît-il, qui se trouve pour la première fois à l'écrit en 1265.

On emploie aussi bien d’autres noms vernaculaires pour la famille des alcedinidae. Bien des hirondelles sont désignées comme des martins, par l’intermédiaire du normand puis de l’anglais : martin à collier, martin triste, martin huppé, martin couronné ; Martin à ventre blanc, martin des berges, martin forestier, martin chasseur et enfin, Grand Martin.

Face à ce qu’on pourrait considérer comme un certain mépris à notre égard, il est d’usage de faire le dos rond et la sourde oreille, de raser les murs, d’ignorer un affront éventuel. Il est temps de redresser la tête, de revendiquer notre originalité paradoxale.

Le mythe Martin est proche du complexe de Sisyphe : nous savons parfaitement ce que cela veut dire, porter un nom pendant toute une vie, sans compter l’au-delà.

 

*

 

Loin de moi l’idée d’attrister cette fin des vies de Martin, mais il faut bien constater ceci : nous mourons souvent. Plus souvent que les autres. Nous mourons par empathie, par capillarité. Les avis de décès pleuvent sur nous comme l’annonce lancinante de notre propre fin, comme dans ces familles nombreuses où des morts successives endeuillent régulièrement les années qui passent.

 

Lorsqu’un Martin meurt, est-on sûr de bien l’avoir distingué de tous les autres ? Ce n’est pas que nous vivions à chaque fois notre mort. La mort n’arrive vraiment qu’aux autres, Martin ou pas, et quand elle nous tombera dessus nous n’en saurons presque rien, mais ça nous fera quelque chose.

Lorsqu’un homonyme s’éteint, notre existence sur cette terre nous semble plus précaire, moins consistante, plus fragile, moins assurée. Nous survivons, certes, mais notre tour s’annonce et se préfigure mille fois avec d’autres prénoms quand ce n’est pas avec le nôtre, et à coup sûr, avec d’autres vies.

Il doit bien y avoir quelque chose de commun entre nous, y compris sous l’angle de la mort, puisque c’est sous notre nom qu’un autre disparaît.

Nous pourrions suivre cette affaire avec attention, déplorer chaque jour, par égard pour nos copatronymes, la disparition d’un des nôtres, et même parfois d’un parfait homonyme pour l’état civil. Nous pourrions même, au nom de notre nom en commun, suivre les cortèges funéraires de tous les nôtres et participer activement à l’ostentation des mouchoirs. Ce serait légitime. Nous préférons nous ignorer les uns les autres, ou du moins feindre l’indifférence. Question de survie.

Le phénomène irréversible que nous connaissons, qu’on appelle pour simplifier dérèglement climatique, aura-t-il raison de nous, les Martin ? Ou bien saurons-nous mieux résister que d’autres ? Un Martin rimera toujours avec un autre Martin, comme un orang-outang avec un autre orang-outang, jusqu’à disparition de l’espèce pour cause d’émissions de gaz à effet de serre.

L’humanité est un objet d’étude trop vaste, s’est dit un nommé Martin, choisissons plutôt un échantillonnage suffisamment significatif, prenons par exemple les Martin, ils forment un monde déjà conséquent. Il s’est donc vaillamment consacré à cette entreprise ambitieuse, mais les Martin étaient trop nombreux, il s’est éteint bien avant d’avoir fini son ouvrage. Un autre Martin prend la suite en se fixant un objectif plus raisonnable. Choisissons parmi eux, ou plutôt nous, les Martin, se dit-il, puisqu’ils sont trop nombreux, quelques individus, pas trop. Hélas, un Martin intéressant le renvoie à une autre plus passionnant encore, il a bien peur de finir comme ce Martin : mort à la tâche. Et en effet, sa fin approche. Il confie l’énorme dossier, sur son lit de mort, à une autre Martin, moi, en lui disant d’une voix chevrotante mais n’ayant rien perdu de son vocabulaire : Voici mes brouillons, ne modifiez pas le projet, qu’il ne perde rien de sa force germinative et proliférante, et si jamais un éditeur vous demande de couper, au prétexte que vous ne pouvez être si ambitieux, que le marketing de la notoriété exige une appellation distinctive, sinon prestigieuse, et que signer un si gros livre de ce nom si commun, « Martin »,  c’est le bide assuré, eh bien tenez bon, ne coupez pas, continuez bravement, pensez à nos soldats, à nos héros, à nos guerriers.

Après lui avoir fermé les yeux je me suis empressé de suivre son conseil. C’était il y a quelques années. Voici que je finis d’écrire Le monde des Martin sous la menace d’un virus. Je soigne la virgule en urgence, j’intube ma phrase avec précaution, je prends mille masques grâce à mille autres Martin que je relève chaque jour de leur coma mémoriel dans mes services de réanimation syntaxiques. Cette épopée est peut-être mon chant du cygne. Il paraîtrait que je suis dans la mauvaise tranche d’âge. Les vieux Martin tombent comme des mouches. Et même plus spécifiquement, les Jean-Pierre Martin. Oui, mais j’ai en charge deux enfants, deux petits Martin adorables, que je me suis promis d’élever dignement, ayant fait le pari de la longévité, et maintenant j’écris les tout dernier mots.

L’œuvre respire. Son auteur a survécu. Personne le soir ne l’applaudit à la fenêtre. Il fait appel à la postérité. Pour eux, bien sûr, pour ses Martin, pas pour lui, leur humble porte-parole.

 

Nouvelles notes

A propos, m’écrit Bernard Cerquiglini, sais-tu comment, en ancien français, on disait "parler d'autre chose, changer de sujet" ? Parler d'autre Martin. Non je ne savais pas.

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